Connectez-vous

PANDORA PAPERS - Evasion fiscale en eau profonde : Comment un Consul créé des sociétés offshores et signe un contrat avec le port de Lomé (par Pierre-Claver Kuvo)

Jeudi 7 Octobre 2021

Rodney Cooper Wade.
Rodney Cooper Wade.

C’est la situation d’un ancien Consul honoraire d’un pays étranger accrédité au Togo ayant ouvert un compte dans une banque de Lomé et un autre dans un Paradis fiscal. De même, celui-ci a créé deux (02) entreprises offshores dans un paradis fiscal avec l’activité initiale de décrocher un contrat au Port autonome de Lomé. Son nom est apparu dans Pandora Papers. L’ICIJ (Consortium international des journalistes d’investigation) a obtenu 11,9 millions de documents fuités qui révèlent « les secrets financiers des politiciens, des milliardaires et de l’élite mondiale ».

Un visage britannique apparu dans les paradis fiscaux depuis Lomé. Rodney Cooper Wade est un septuagénaire qui réside depuis 1994 au Togo où il était consul honoraire de la Grande-Bretagne et de l’Irlande du Nord à partir de 2009. Selon nos sources du ministère togolais des Affaires étrangères, Rodney Cooper Wade était le consul du Royaume-Uni jusqu’en 2016.

Né le 12 octobre 1945 à Nuneaton (au Royaume-Uni), avec un passeport anglais, il a créé deux sociétés offshores, dans un paradis fiscal, aux Seychelles pour signer un contrat de 132,000 dollars avec le Port autonome de Lomé (Pal). D’après les documents de ICIJ (Consortium international des Journalistes d’investigation) basé à Washington au États-Unis que nous avons consultés, il est propriétaire, aux Seychelles, des sociétés Gander Consulting Ltd créée le 09 mars 2011 et Centurian Consulting Ltd créée le 27 février 2013 et client du prestataire de services offshores ABOL (All About Offshore Limited) de Seychelles. Ces deux sociétés sont administrées aux Seychelles par Victoria Law Corporation.

Nominee

Selon une Déclaration d’activités signée de Rodney Cooper Wade, Gander Consulting Limited est créée pour « prendre en charge tous les aspects de la sécurité du port afin de ré-entraîner le personnel de sécurité et mettre en œuvre d’autres contrôles en ce qui concerne la conformité du port de Lomé avec le Code ISPS ».

Le Centurian Consulting Limited, quant à elle, est déclarée comme une société spécialisée dans « l’achat et la vente d’équipements de sécurité tels que barrières, tourniquets, caméras, bateaux pneumatiques, équipements de balayage, etc. équipements de scannage », mais aussi dans « l’extraction d’or, négoce de pétrole, conseil financier, promotion des compteurs d’eau prépayés et de l’énergie solaire, les lampes » au Togo, Bénin, Libéria, Nigéria et au Ghana.

Il a choisi d’utiliser des « nominee services » en tant que Directeur de ces deux sociétés. Ces « nominee services » permettent aux propriétaires réels de sociétés de ne pas apparaitre publiquement. De l’avis des experts, l’utilisation des « nominee » peut servir à y cacher les intérêts et les vrais actionnaires.

Un an après la création de Centurian Consulting aux Seychelles, le 18 Avril 2014, il est créé, à Lomé, CENTURIAN CONSULTING SARL, une société de droit togolais, « gérée pour une durée indéterminée par Monsieur WADE Rodney Cooper, qui a été nommé gérant sous l’article 23 des statuts, avec les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société ». Cette société est spécialisée dans la « fourniture, l’installation et la maintenance d’articles sécuritaires », selon une annonce légale publiée sur le site de CFE (Centre de formalités des entreprises).  Et c’est cette entreprise qui a obtenu un contrat avec le Port autonome de Lomé – sans que son propriétaire réel ne soit connu.

« Elle produisait les titres d’accès au Port autonome de Lomé qui à l’époque lui a confié le marché. Mais aujourd’hui le contrat est déjà résilié. La production des titres d’accès au Port de Lomé était son activité principale. La société ne travaille plus au Port », nous a confié par téléphone, un ancien employé de Centurian Consulting Sarl, le 15 septembre 2021, sous couvert d’anonymat. Jusqu’en 2018 le contrat avec le Port était en cours.

Contacté au téléphone le 15 septembre 2021, Edem Benissan qui travaillait à Centurian Consulting Sarl en tant qu’administrateur, nous dit que la société a cessé ses activités en 2020 autour du mois de juillet ou d’août pour raison de Covid-19. « Depuis l’année passée, 2020 on ne fonctionne plus.  Depuis qu’on a fermé au temps de Covid, on est plus en fonction. On a fermé depuis », nous a-t-il dit.


Selon un registre en ligne (https://clarifiedby.diligenciagroup.com/company/summary/4422801-centurian-consulting-sarl/), Centurian consulting Sarl opère aussi dans le secteur du meuble.  En réalité, cette société n’est qu’une filiale de ces deux sociétés écrans : Centurian Consulting Limited et de Gander Consulting Limited. Selon un Mémorandum confidentiel issu d’une réunion tenu le 3 juin 2011, il est décidé de l’ouverture d’une succursale de « Gander Consulting Limited à Lomé au Togo ». (Lire le mémorandum ci-contre).

« Ainsi, avec sa société basée au Togo, il sera plus simple pour le Consul de gagner des marchés avec l’Etat togolais et de transférer ensuite les fonds dans le paradis fiscal où sont basées ses autres entreprises. L’intérêt de ce genre d’opération est que les revenus rapatriés dans les paradis fiscaux seront faiblement imposés comparés à s’ils étaient imposés au Togo », nous explique, la fiscaliste camerounaise Reine Flore Tamo.

Ayant un compte à Ecobank-Togo, Rodney Cooper Wade est détenteur des comptes bancaires offshores dont celui ouvert au Guernsey, un paradis fiscal. Selon Reine Flore Tamo, « cette pratique est bien pensée et mise en place pour transférer des fonds dans le compte bancaire ouvert dans le paradis fiscal par le biais des opérations qui s’effectueront entre la société basée au Togo et celles basées dans le paradis fiscal ».


Pourquoi a-t-il choisi de créer des sociétés offshores pour signer un contrat avec le Port togolais ? A-t-il déclaré ses intérêts dans ces deux sociétés offshores au gouvernement britanniques lors de sa fonction en tant que consul honoraire ?  Etait-ce connu des autorités que c’est lui qui est derrière ces sociétés offshores ? A-t-il déclaré ses intérêts dans ces sociétés offshores au fisc togolais ?

Contactés depuis Washington DC par notre partenaire Icij, ni Rodney Cooper Wade, ni le Port autonome de Lomé n’ont répondu aux différents mails qui leurs sont envoyés. Au téléphone avec Icij, le Commissaire général de l’Otr (Office togolais des recettes), Philippe Kokou Tchodie dit ne pouvoir pas répondre à nos questions.

Rodney Cooper Wade

« Les consuls honoraires britanniques sont souvent des hommes d’affaires locaux qui agissent en tant que consuls honoraires sur une base volontaire, nous aidant à fournir une assistance consulaire aux Britanniques en difficulté dans des régions plus éloignées. Ils reçoivent une petite rémunération en reconnaissance de leurs fonctions officielles, mais ne sont pas des employés du gouvernement britannique », nous a répondu le ministère britannique des Affaires étrangères, lorsque nous lui avons posé la question au sujet des affaires « paradisiaques » de Rodney Cooper Wade.

Bien qu’il existe des utilisations légales des sociétés offshores, les paradis fiscaux présentent un intérêt public important en raison de l’utilisation fréquente de ces juridictions pour se livrer à des activités illicites. Parmi ces activités, se trouvent les transactions financières illicites ou le transfert indirect des fonds dans ces paradis fiscaux où sont basées leurs sociétés.

Toujours est-il que ces sociétés offshores permettent de dissimuler leurs actifs et le véritable bénéficiaire effectif. Selon Sophie Lemaitre, experte en fiscalité, les raisons qui poussent à la création de ces sociétés peuvent être multiples : « soit faire des affaires tout en occupant un poste qui ne permet pas de faire du business, soit sur le plan fiscal, éviter de payer plus d’impôts ».

C’est ce que confirme la Cnuced (Conférence des nations unies sur le commerce et le développement). D’après cette organisation onusienne, « Les paradis fiscaux offrent la possibilité d’échapper non seulement à l’impôt mais aussi à de nombreuses autres normes et réglementations. La possibilité de poursuivre les auteurs d’infractions économiques et financières et de coopérer avec la justice d’autres pays est alors le plus souvent limitée ».

Business

De l’avis de l’experte en fiscalité, Sophie Lemaitre, cet ancien consul honoraire anglais au Togo aurait développé « des liens étroits avec des personnes politiquement exposées (Ppe) pendant son mandat de consul au Togo ». Peut-être « qu’il a voulu faire des affaires au Togo mais que vu son statut, il entrait certainement dans la catégorie Ppe étrangère et n’était pas éligible aux appels d’offre public ou bien que ce type de business n’était pas compatible avec ses fonctions actuelles », suppose-t-elle. Rodney Cooper Wade a-t-il établi ses réseaux à Lomé ? Ce qu’on sait de lui c’est qu’il est un client de Me Mensan Okaï Adadie, Notaire, à Office Notarial à Lomé qui d’ailleurs lui a délivré une attestation de résidence datée du 24 Juillet 2014.

Il a un lien avec George Urban, un citoyen américain résidant au Togo. Né le 12 novembre 1946, ce dernier est un client du notaire Me Béatrice Amenyah, qui lui avait délivré une attestation de confirmation de résidence. Au début, les deux hommes détenaient des parts équitables dans la société offshore Gander consulting Limited. Mais selon les documents obtenus par Icij, le 20 juin 2013, George Urban transfert son entier droit à Rodney Cooper Wade faisant de lui l’unique propriétaire bénéficiaire de Gander Consulting Limited.


Sulfureux

Avant de s’installer au Togo où il a eu à participer à plusieurs activités en sa qualité de consul honoraire du Royaume Uni, Rodney Cooper Wade a travaillé, de 1968 à 1994, à Hong-Kong. Propriétaire de plusieurs usines de fabrication de vêtements à Hong Kong, au Sri Lanka, aux Maldives, au Pakistan, en Inde et en Indonésie. Aux États Unis, il avait à son actif une société commerciale de vente des vêtements à des chaînes de magasins et à des marques privées.

Son chiffre d’affaires annuel est estimé à 30 millions de dollars US. Il avait des bureaux au Bangladesh, au Maroc, à Shanghai, à Séoul et faisait du commerce au Japon, aux Philippines et à Taiwan. Son compte LinkedIn indique qu’il est consultant expérimenté en négociation et dans l’industrie maritime, le pétrole, la gestion des opérations, le fret et le transport.

Sauf que, derrière ce profil d’un grand homme d’affaires, se cache une réalité sulfureuse. Avant son poste de consul honoraire, Rodney Cooper Wade était impliqué, dans les années 90, dans une affaire criminelle à Hong Kong. Les procureurs ont déclaré que la société avait étiqueté frauduleusement les vêtements fabriqués en Malaisie et en Chine comme étant « Fabriqués aux Maldives ».

Un article de joc.com (https://www.joc.com/maritime-news/gitano-officials-sentenced-transshipment-case_19940525.html 1) fait référence à « Rodney Wade, ancien directeur général d’un fabricant de vêtements de Hong Kong ». Ce qui correspond à la description LinkedIn de l’ancien consul de Grande Bretagne au Togo. Ensuite l’article mentionnait qu’un « Rodney Wade » était recherché par les Etats Unis pour extradition de Hong Kong en 1994. Ceci après avoir été inculpé à Hong Kong dans un « programme de transbordement illégal ».  Une affaire d’extradition qui est confirmée dans un acte de justice issu du bureau du procureur des États-Unis dont nous avons copie.

« Le bureau du procureur du SDNY et le département de la justice des Etats-Unis peuvent divulguer aux autorités policières et judiciaires de Hong Kong et de Singapour les dossiers professionnels de Gitano et d’autres personnes obtenus par assignation du grand jury au cours de l’enquête sur cette affaire, dans le cadre des demandes du gouvernement visant à obtenir l’extradition des défendeurs Rodney Wade et Cheng YUing Chuen », lit-on dans un document de justice dont nous avons copie. Ce document est intitulé U.S. District Court Southern District of New York (Foley Square) CRIMINAL DOCKET FOR CASE #: 1:93-cr-01037-KMW-2 (Ndlr, Tribunal de district des États-Unis District Sud de New York (Foley Square) DOCKET CRIMINEL POUR LE CAS # : 1:93-cr-01037-KMW-2).


En disposant de deux (02) comptes bancaires (l’un au Togo et l’autre dans un paradis fiscal) et de deux (02) entreprises dans un paradis fiscal et une basée au Togo, il apparaît évident que Rodney Cooper Wade, cet ancien consul honoraire britannique, à travers ce montage, cache ses dessous en eau profonde. Pour Reine Flore Tamo, « le véritable problème posé ici est celui de la fraude fiscale, qui d’après la législation togolaise constitue une entrave à l’émergence économique ».

La loi des Finances 2021 prévoit des sanctions contre des opérations frauduleuses. Ceux qui opèrent au noir sont exposés à des pénalités. « Lorsque le bénéficiaire effectif d’une opération occulte n’est pas identifié, il est institué entre les parties en cause, une solidarité dans le paiement de l’impôt assortie d’une amende fiscale équivalant à 50% du montant de la transaction », a indiqué le “Livre des Procédures Fiscales” de l’Otr (Office togolais des recettes).

Une enquête réalisée par Pierre-Claver Kuvo dans le cadre des Pandora Papers sous la coordinnation de l’ICIJ et de la CENOZO.
 
 
 

Une hypothèse pour comprendre le montage de Rodney Cooper Wade

Avec Lionel Bassega, Spécialiste GFTrade chez Global Financial Integrity

D’abord, il est important de noter que les paradis fiscaux, les comptes offshores et les sociétés écrans sont souvent utilisés par des particuliers, des organisations criminelles et des entreprises pour déplacer secrètement des fonds, blanchir de l’argent, échapper aux impôts, contourner les contrôles de change, etc. Ceci est principalement dû au fait que les paradis fiscaux ont généralement peu ou pas d’impôts sur les sociétés et opèrent sous des juridictions secrètes. Ainsi, maximisant les profits pour les acteurs qui y sont basés et réduisant les risques de détection.

Cela dit, je ne peux pas dire avec certitude quels sont les intérêts et les enjeux dans les cas que tu as décrit car je n’ai pas toutes les informations sur ces cas. Mais je pense que l’objectif/intérêt/enjeu pourrait être d’échapper aux impôts et de maximiser les profits ou peut-être de garder la fortune dans une économie et un système financier plus stables et plus puissant que celui du Togo. J’explique avec un exemple:

Supposons que la société enregistrée à Lomé (X consulting SARL) décroche un contrat d’extraction d’or au Togo. Pour exécuter le contrat, elle importe ou achète les équipements d’extraction chez sa maison mère qui est basée dans un paradis fiscal. Disons que X Consulting IBC est la société mère basée dans un paradis fiscal. La société mère surfacture considérablement la transaction d’exportation. Supposons que le matériel d’extraction coûte normalement US$100 000 mais la maison mère (X Consulting IBC) le vend à US$500 000 à sa filiale de Lomé (X Consulting SARL). X Consulting SARL transfère ensuite les US$500 000 à sa société mère (X Consulting IBC) qui est basée dans un paradis fiscal pour payer l’équipement.

Ceci augmente donc le coût des opérations de X Consulting SARL au Togo et réduit ainsi les bénéfices qu’elle gagnera du projet d’extraction et donc réduit les impôts qu’elle va payer au gouvernement Togolais pour ce projet d’extraction. De l’autre côté, la société mère (X Consulting IBC) qui est basé dans un paradis fiscal fera d’énormes bénéfices vu qu’elle a vendu le matériel à cinq fois plus que le prix réel et ne paiera presque pas d’impôts puisque les paradis fiscaux n’ont généralement pas d’impôts sur la société. Cela signifie que le groupe d’entreprises X Consulting a déplacé ses revenus imposables vers sa société mère au paradis fiscal et va ainsi maximiser les bénéfices de ce projet.

Lorsque tu compares le taux d’impôt presque inexistant des paradis fiscaux avec le taux d’impôt sur les sociétés de 35% dans la plupart des pays africains, tu vois que les bénéfices que ces sociétés réalisent en utilisant des sociétés écrans et paradis fiscaux font une énorme différence comparer aux impôts qu’elles devaient payer normalement. Grâce à ces mécanismes, des entreprises étrangères, voire nationales, opèrent depuis des années surtout dans les pays en développement sans afficher de bénéfices ni payer d’impôts, tout en accumulant des énormes fonds dans les coffres étrangers.

Interview réalisée par Pierre-Claver KUVO

Nombre de lectures : 198 fois

Nouveau commentaire :












Inscription à la newsletter