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L’Arabie saoudite, un régime criminel

Lundi 22 Octobre 2018


En chimie, on appelle cela un précipité. Cela se produit lorsque la modification de la concentration de différents liquides ou l’adjonction d’un élément étranger « précipite » la formation d’éléments solides. L’affaire Khashoggi, qu’il faut sans doute appeler plus justement l’assassinat de Jamal Khashoggi, est un précipité qui révèle aux yeux de tous la véritable nature de la monarchie saoudienne sous la conduite du prince héritier Mohammed ben Salmane, et qui ne doit plus être ignorée par ses clients et partenaires occidentaux : celle d’un régime criminel.

La disparition d’un journaliste saoudien de soixante ans, connu des seuls spécialistes du Moyen-Orient, n’aurait pas du devenir un scandale international. Personne ne l’avait anticipé, et surtout pas l’homme fort de l’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, dit MBS. Depuis son irruption en 2015 en tant que ministre de la défense à l’âge de 29 ans, puis son accession au rang de prince héritier en 2017, c’est-à-dire premier successeur de son père le roi, il a pourtant accumulé  les faux pas et les erreurs de jugement, dont certaines bien plus meurtrières que l’élimination de Jamal Khashoggi. Mais les conséquences de ses actes ne l’ont jamais rattrapé au point de le mettre en danger. Jusqu’à maintenant.

La guerre au Yémen avec ses milliers de morts civiles est son œuvre. Il l’a voulue, il la mène et il la perd. Malgré l’indignation des ONG humanitaires et les tentatives de l’ONU de faire cesser le conflit en pointant la responsabilité de Riyad dans les bombardements de civils, MBS continue ses opérations, avec le soutien indirect de ses alliés occidentaux, États-Unis, France et Royaume-Uni en tête, qui le fournissent en renseignements, armes et protection diplomatique. Mais le Yémen est loin, les reporters ne peuvent presque pas s’y rendre, et les guerres au Moyen-Orient finissent par lasser. De plus, à l’intérieur du Royaume, personne n’a le droit de parler de cette guerre sauf pour la promouvoir, à moins de vouloir croupir  dans une geôle.

Lorsque MBS et son père ont court-circuité l’ordre de succession au trône, une manœuvre inédite en Arabie saoudite, assignant son cousin et rival à résidence, puis lorsqu’ils se sont mis à rapatrier de force dans le pays des membres de la famille royale pour les réduire au silence, tout le monde a interprété cela comme des règlements de comptes internes, en dépit de méthodes souvent brutales, comme des avions redirigés en vol vers Riyad.

Lorsque le prince héritier a séquestré pendant plusieurs semaines plus d’une centaine de notables saoudiens (chefs d’entreprise, investisseurs, membres de la famille royale, anciens ministres…), avant d’accepter de les relâcher en échange du versement d’une partie de leur fortune, pas toujours honnêtement acquise, cela a parfois fait sourire en rappelant la justice expéditive du far west où nul n’est vraiment innocent.

Quand, au même moment, MBS a kidnappé le premier ministre libanais qui répondait à une convocation de Riyad et l’a obligé à démissionner en direct à la télévision dans une vidéo qui n’était pas sans rappeler les confessions filmées d’otages, il a tout de même provoqué un malaise. Mais Emmanuel Macron a fait un détour pour discuter avec lui, a obtenu la libération de Saad Hariri, ce dernier a repris sa démission une fois revenu à Beyrouth et s’est amusé à prendre des selfies avec le prince quelques mois plus tard, laissant planer le sentiment que tout cela n’était qu’une bonne blague entre vieux copains.

On n’oubliera pas non plus l’emprisonnement et les menaces d’exécution  de dizaines de défenseurs des droits humains, l’embargo contre le Qatar pour faire rendre gorge au petit émirat un poil trop indépendant à son goût, ou encore la rupture  des relations avec le Canada à la suite d’un tweet…

Toute cela ressort d’une stratégie pensée et bien connue des autocrates comme des cinéastes, celle qui consiste à instiller la crainte, voire la terreur, dès le début grâce une séquence violente ou un meurtre impensable. Mais quand Psychose d’Alfred Hitchcock ou Game of Thrones appartiennent au domaine de la fiction et de l’effroi des spectateurs, le règne de ben Salmane n’est que trop réel pour ses opposants.

Le meurtre de Jamal Khashoggi est le décalque d’une action de propagande de l’État islamique

Pourtant, en dépit de ce bagage chargé qui aurait dû plomber n’importe quel dirigeant, MBS a continué de bénéficier de la mansuétude et du soutien affiché de la plupart de démocraties occidentales. Les ressorts  (pas si) cachés de cette main perpétuellement tendue, on les connaît : le pétrole acheté, les armes vendues, et les investissements financiers juteux dans les deux sens auxquels il faut ajouter les promesses de réformes brandies par MBS qui, bien que fréquemment repoussées, lui servent de monnaie d’échange sur la scène internationale. Et, bien entendu, comme les gouvernements occidentaux ne cessent de le répéter depuis le 11 septembre 2001, la collaboration de l’Arabie saoudite dans la guerre contre le terrorisme a un coût qu’il faut payer en se taisant, comme on ingère un médicament dégoûtant…

Face au silence entourant ses actions criminelles, face à l’impunité dont il bénéficiait jusqu’ici, face même à l’admiration qu’il suscitait à l’étranger (cf. sa tournée américaine d’avril 2018 où il a rencontré tous les grands patrons et médias qui comptent dans un concert de louanges), Mohammed ben Salmane n’avait donc aucune raison de penser que faire disparaître un journaliste critique allait remettre en cause sa cote de popularité. Mais il a commis une erreur de calcul.

Contrairement à la Russie de Vladimir Poutine qui élimine ses opposants à l’étranger de manière discrète, sauf bavure façon Skripal, MBS a choisi de signer son crime. Comment expliquer autrement la disparition de Jamal Khashoggi dans son propre consulat alors que sa fiancée l’attendait à l’extérieur ? Soit c’est de la bêtise, ce qu’il ne faut pas complètement exclure, soit c’est un message. Mais l’erreur a été de le faire en Turquie.

Le président Recep Tayyip Erdogan n’est pas un amoureux des libertés fondamentales, en particulier celle de la presse, mais ses relations avec l’Arabie saoudite sont tendues et c’est un fin stratège. Au lieu d’étouffer le crime, il a choisi d’en faire la publicité en révélant tout ce que ses enquêteurs ont pu recueillir comme preuves accablantes. C’est le paradoxe du « monde trumpien » dans lequel nous vivons ces temps-ci : un chef d’État répressif autorise la transparence et laisse les médias travailler quand le président des États-Unis joue la colère et dénonce les journalistes comme « ennemis du peuple ».

L’élément final du précipité, c’est la cruauté du meurtre de Jamal Khashoggi. Il est le décalque d’une action de propagande de l’État islamique ou de la décapitation de Daniel Pearl par Al-Qaïda, alors que l’occident est justement censé combattre l’obscurantisme et la violence islamiste de Daech ou des héritiers de ben Laden avec l’appui de Riyad. Ce que beaucoup pointent depuis longtemps, c’est-à-dire la porosité entre le terrorisme d’Al-Qaïda ou de Daech et l’alliance au cœur du régime saoudien entre la famille régnante et le clergé wahhabite, est exposé au grand jour.

Tout indique que le roi Salmane et son fils vont chercher un bouc émissaire pour porter le chapeau de cet assassinat en maquillant  ce crime comme l’opération ratée d’un subordonné aussi zélé qu’incompétent. Ils veulent sauver la face : les chiens vont aboyer, mais la caravane du business doit passer.

Le monde des affaires a mis une dizaine de jours à comprendre l’enjeu, mais il a fini par se retirer progressivement et massivement du « Davos dans le désert », la grande conférence d’investissement prévue pour le 23 octobre à Riyad. Mais pour combien de temps avant de revenir par une porte dérobée, quand l’attention autour du sort de Jamal Khashoggi sera retombée ? On ne parierait pas sa chemise sur un désistement massif des businessmen vis-à-vis de l’Arabie saoudite. Qui dit pourtant qu’ils ne pourraient pas être victimes, à leur tour et plus discrètement, d’un règlement de comptes ordonné par MBS s’ils viennent à le contrarier ?

Quant aux leaders occidentaux, vont-ils continuer de s’afficher avec Mohammed ben Salmane ? De courtiser ses pétrodollars ? S’ils persistent, ce sera une nouvelle démonétisation de la parole politique, celle qui conduit inéluctablement à l’érosion des valeurs démocratiques. Cela reviendra à dire : « Ne croyez pas en nos discours. Nous prêchons les droits humains, la liberté et la morale dans les relations internationales, mais si jamais un défenseur de ces principes est assassiné sous nos yeux, nous ne bougerons pas le petit doigt et nos remontrances ne serviront qu’à amuser la galerie. »

Cela fait longtemps que les journalistes, les chercheurs et la plupart des diplomates sous le sceau de la confidence le disent : l’Arabie saoudite est un État criminel qui alimente le terrorisme islamiste, promeut les régimes autoritaires et régressifs (en Égypte, par exemple), martyrise ses femmes et sa jeunesse en lui refusant toute perspective émancipatrice, et contribue plus que de raison au changement climatique en raison de son addiction au pétrole. Il serait grand temps que les dirigeants français, américains, britanniques, allemands, etc. le disent publiquement.
(Mediapart)
 

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