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«Affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar» : et s’il ne s’agissait, tout au plus, que d’une faute de gestion du gérant de la caisse ?

Mercredi 17 Janvier 2018

Par Mamadou Abdoulaye Sow (Inspecteur principal du Trésor à la retraite, Ancien Directeur général de la Comptabilité publique et du Trésor)

« … Qu’y a-t-il de commun entre (le ministre ou) l’élu corrompu qui use de ses fonctions  (ministérielles ou) municipales pour réaliser de juteuses affaires et l’honnête (ministre ou) édile local qu’une simple erreur d’appréciation conduit (…) devant le (…) juge pénal ?  Autant le premier ne peut guère, s’il est de bonne foi, contester sa responsabilité pénale autant le second donne l’impression de tenir le rôle de l’inévitable bouc émissaire.»Nathalie Laval, « Le juge pénal et l’élu local », L.G.D.J, 2002, p.5

Dans sa livraison n° 1867 du vendredi 29 décembre 2017 aux pages 4 à 7, le journal Libération a rendu publique une ordonnance de 15 pages prise le 7 décembre 2017 par le doyen des juges d’instruction et relative à un non-lieu partiel et à un renvoi en police correctionnelle de huit personnes visées dans l’« affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar Mais, nous avons remarqué qu’aucune page de l’ordonnance publiée par le quotidien Libération n’est consacrée à des développements justifiant le non-lieu partiel ordonné par le juge et au final, nous sommes arrivés à la conclusion suivante : il y’a trois pages de l’original de l’ordonnance du juge omises par le journal Libération.

Faut-il se réjouir de cette publication dans la presse ou s’en inquiéter ? Nous disons, « oui à la plus grande transparence, mais ne soyons pas naïfs : la transparence généralisée n’est pas sans risque. Ainsi, l’excès de transparence peut conduire au risque de « surinformation » et de « mauvaise information » et donc (…) au risque de fragilisation (de l’Etat) » (Denis Kessler, « L’entreprise entre transparence et secret », Pouvoirs 2001/2 (n° 97), p.33-46). Il incombe aux pouvoirs publics de rechercher « un juste partage entre ce qui peut ou doit être rendu public, et ce qui peut ou doit rester secret (ou confidentiel) ». (Conseil d’État France, Rapport public 1995, p.19). Voilà pourquoi, nous pensons qu’un rappel s’impose à propos du respect du « secret » / de la « confidentialité » dans la gestion des affaires administratives et judiciaires.
 
L’exploitation de l’ordonnance publiée nous donne l’occasion de parler d’une notion technique de notre droit public financier : la « faute de gestion » à ne pas confondre avec le délit de détournement de fonds publics.

Nous reviendrons dans une prochaine et dernière publication sur l’analyse critique des différentes charges retenues contre l’ordonnateur, le comptable du Trésor et le régisseur de la caisse, comme par exemple, le délit d’association de malfaiteurs, ce « « sac juridique » large et vague à l’extrême qui permet tout ou presque tout en matière de procédure pénale ». (Une formule de Kévin Constant Katouya dans « Réflexions sur les instruments de droit pénal international et européen de lutte contre le terrorisme », Edition Publibook,   p.60).

Nous examinerons ce que recouvre le vocable « faute de gestion » en matière de dépenses publiques (1) puis les faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion par la loi (2). En préambule, il importe de préciser que le titre de notre réflexion est dénué de tout parti pris et que les opinions que nous exprimons ici sont celles d’un simple citoyen, ancien directeur chargé de la comptabilité publique, plus que celles d’un juriste.

Dans cette démarche, nous sommes guidés seulement par le souci de faire œuvre civique. En effet, c’est depuis 1979 que nous avons commencé à combattre le détournement de fonds publics, la corruption, la concussion et le faux en écritures comptables ainsi que l’injustice sous toutes ses formes dans le traitement des affaires publiques. Ainsi, nous n’avons jamais cautionné l’idée de faire peser en permanence une épée de Damoclès sur la tête des gestionnaires de finances publiques pour pouvoir l’utiliser à tout moment ou pas selon que ce gestionnaire est en dissension politique ou en accord avec le pouvoir exécutif.

De la notion de « faute de gestion » en matière d’exécution des dépenses publiques René Chapus reprenant la classique définition de Marcel Planiol dit que « la faute est un « manquement à une obligation préexistante ». On est en faute quand on ne s’est pas conduit comme on l’aurait dû : quand l’action ou l’abstention d’agir sont de nature à justifier un reproche ». (« Droit administratif général, Tome 1 », 15ème édition, Montchrestien, 2001, p.1294).
 
La faute de gestion est une notion qu’on retrouve dans le droit commercial français à l’article 244 de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales.
Selon Akono Ongba Sedena, « la faute de gestion porte l’idée de transgression de l’obligation qui incombe aux agents préposés à la manipulation ou à l’administration de la fortune publique, d’en préserver l’intégrité ». (Cf. « La distinction entre la faute de gestion et le détournement de deniers publics en droit camerounais » dans la Revue africaine des Sciences juridiques n° 1/2014, p. 253).
 
Selon le même auteur, « la faute de gestion est une violation des règles de bonne gouvernance administrative et financière alors que le détournement est une altération de la destination ultime du bien public ». Dès lors, il s’interroge : « Doit-on prendre en compte l’intention ayant motivé la commission d’une irrégularité pour considérer cette dernière comme constitutive de faute de gestion ou à l’inverse, comme un détournement de deniers publics ? » (Op.cit. p.260).

Qu’entend-on par faute de gestion en matière d’exécution des dépenses publiques ? Aucun texte sénégalais ne donne de manière formelle la définition de la faute de gestion « pure ». Dans le site Web de la Cour des comptes du Sénégal, on lit : « les fautes de gestion relèvent d’actes effectués en méconnaissance des règles de la comptabilité publique notamment la violation des règles d’exécution des recettes et des dépenses ».

Toutefois, en énumérant seize faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion, on peut considérer que l’article 57 de la loi organique n° 2012-23 du 27 décembre 2012 sur la Cour des comptes définit en quelque sorte les fautes de gestion en matière de recettes et de dépenses.
 
Des faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion en matière de dépenses. Parmi les onze faits susceptibles d’être qualifiés de fautes de gestion en matière de dépenses, nous avons les trois cas ci-dessous :
le fait d’avoir produit, à l’appui ou à l’occasion de ses liquidations, de fausses certifications ;

le fait d’avoir enfreint les règles régissant l’exécution des dépenses ; et,

le fait d’avoir négligé, en sa qualité de chef de service responsable de leur bonne exécution, de contrôler les actes de dépenses de ses subordonnés. Pour avoir un éclairage sur les trois hypothèses ci-dessus, on peut se référer à la circulaire du Premier ministre n° 299/PR/SG/IGE du 16 mai 1972 relative aux sanctions encourues par les responsables de deniers et matières. La dite circulaire, prise sur l’initiative de l’Inspection générale d’État, était destinée à rappeler :

 « - d’une part, les principales fautes de gestion et les sanctions correspondantes définies par (la loi n° 63-20 du 5 février 1963 tendant à sanctionner les fautes de gestion commises à l’égard de l’État et de diverses collectivités et portant création d’une cour de discipline budgétaire) et,


-d’autre part, à résumer les cas d’espèces auxquels les dispositions en question ont été appliquées ».


La circulaire était adressée aux administrateurs de crédits, économes, gestionnaires de deniers publics, dépositaires-comptables et autres responsables de deniers et biens de l’État et également aux maires, secrétaires de mairie et agents municipaux chargés de la gestion des deniers et biens communaux.

En référence à la circulaire susvisée, voyons très rapidement trois cas d’espèces auxquels les dispositions de l’article 57 de la loi organique sur la Cour des comptes peuvent s’appliquer :

Concernant l’imputation régulière des dépenses (article 2 de la circulaire), sont sanctionnées :
« les fournitures fictives de matériaux,
les prestations fictives de services,
les dépenses fictives permettant de dégager des crédits pour les utiliser à des dépenses non couvertes par des crédits suffisants ».
 
Concernant les certifications sincères (article 5,1° de la circulaire), sont sanctionnés :

« les faux certificats de réception de travaux,
les faux décomptes définitifs de travaux,
les fausses certifications de fournitures de denrées,
les fausses factures,
les fausses attestations de service fait ».
 
Concernant le respect des règles en matière de dépenses (article 6 de la circulaire), sont sanctionnés :

« l’insuffisance de contrôle du travail des collaborateurs et des subordonnés,
les factures de complaisance,
le contrôle insuffisant de pièces comptables ».
 
Cependant, il demeure que l’appréciation des divers cas d’espèces de l’article 57 de la loi organique sur la Cour des comptes peut révéler des fautes de gestion à coloration pénale. En effet, il peut arriver que les procédés de faux en tous genre en matière de dépenses publiques dissimulent des comportements frauduleux pouvant entrainer des poursuites devant le juge pénal pour détournement de fonds publics, faux et même abus de confiance.
 
En effet, selon l’article 79 de la loi organique de 2012 sur la Cour des comptes, « les poursuites devant la chambre de discipline financière (de la Cour des comptes) ne font pas obstacle à l’exercice de l’action pénale ou disciplinaire de droit commun. Si l’instruction ou la délibération sur l’affaire laisse apparaitre des faits susceptibles de constituer un délit ou un crime, le premier président de la Cour saisit, par référé, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice et en informe le ministre chargé des Finances ». (Voir également l’article 30 du décret n° 2013-1449 du 13 novembre 2013 fixant les modalités d’application de la loi organique du 27 décembre 2012).

En résumé, à la lumière de la circulaire du Premier ministre du 16 mai 1972 initiée à l’époque par l’IGE, de faux certificats de réception de travaux, de faux décomptes définitifs de travaux, de fausses certifications de fournitures de denrées, de fausses factures et de fausses attestations de service fait peuvent bien exister sans qu’un délit de détournement soit constitué au sens des articles 152 et 153 du Code pénal.


Akono Ongba Sedena précité (op.cit. p.266) confirme que dans son aspect financier, la faute de gestion peut concerner « une dépense engagée sans pièces justificatives suffisantes… » et elle peut concerner également « une dépense ou certification sans justification de l’exécution des travaux, de la fourniture des biens ou la prestation de service, ainsi que la modification irrégulière des crédits ».

Avant de conclure, nous prêtons notre plume à Edouard Laferrière : « … la remise à l’ordonnateur de certificats de complaisance, de factures simulées qui serviront à l’émission d’un mandat fictif ne saurait suffire, à elle seule, pour impliquer les auteurs de ces pièces dans une gestion occulte (à plus forte raison, dirons-nous, dans une gestion patente comme celle de la caisse d’avances de la ville de Dakar). Il peut y avoir là un fait de complicité pénale qui les fera comprendre dans une poursuite si la gestion (…) aboutit à des détournements (…). 
 
Le même auteur pense que « la délivrance de faux certificats peut faire présumer qu’on a eu intérêt à les fournir et qu’on a participé à la gestion (…) ; mais elle ne constitue pas à elle seule une preuve de cette gestion ». (Cf. « Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux » (Éditions 2 (Ed.1896), tome 1, pp.403-404) 

Notre expérience dans l’administration des Finances nous autorise à dire que très souvent c’est par ignorance, mauvaise interprétation de la règlementation, oubli des règles et recours à des pratiques routinières non écrites, voire pour faire plaisir au Président de la République, au Premier ministre, au ministre et à son supérieur hiérarchique qu’on commet des fautes de gestion, des irrégularités financières voire des délits financiers. 
 
Voilà pourquoi, « le juge, lorsqu’il est saisi de la violation de règles formelles, doit en permanence s’interroger sur le lien de cette violation des règles formelles avec la notion de gestion. Le plus souvent, la méconnaissance de règles en effet révèle une faute de gestion » (Stéphane Thébault. (« L’ordonnateur en droit public financier », L.G.D.J, 2007, pp.253-254).
 
Dakar, le 16 janvier 2017
 
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1.Posté par Me François JURAIN le 20/01/2018 18:34
Monsieur l'inspecteur et Cher Monsieur,
bravo pour votre interprétation, riche en citations opportune, émanant d'éminent juristes, français ou africains.
Mais, afin d'éviter un tel afflux de réflexions et de mettre un terme définitif à cette distinction, je crois qu'il y a un moyen bien simple (ce qui a été partiellement fait en FRANCE, suite à de nombreux scandales du même genre) d'éviter ce questionnement.
C'est la suppression pure et simple, de ces fameuses "caisses d'avance", ou fonds spéciaux (en france).
Car enfin, nous parlons de l'argent des sénégalais, leur argent, celui qui leur appartient en totalité.
Les utilisateurs, hommes politiques, hauts fonctionnaires et responsable, comme vous l'avez été, ont des comptes à rendre aux propriétaires de cet argent, à savoir les sénégalais eux même, et tout citoyen lambda doit avoir la possibilité de vérifier ce que vous avez fait de son argent, par le simple truchement d'une comptabilité, claire, nette et précise, et au centime près.
Accepteriez vous que votre femme, (j'ignore si vous êtes marié!) à côté du budget familial dont vous avez le contrôle, dispose d'une "caisse noire", dont vous n'auriez pas, vous, son mari à connaitre ni l'alimentation de cette caisse, ni l'utilisation de ces fonds? je pense que non, bien sur.
Il en est de même pour tous ceux qui gèrent les deniers publics, qui on ne le répétera jamais assez, appartiennent au seul peuple sénégalais.
Je peux parfaitement comprendre qu'une mairie, ou tout autre organe d'état, puisse avoir à faire face à des situations d'urgence, pour aider une famille en détresse, par exemple, et que passer par le circuit habituel demanderait trop de temps, alors qu'il faut agir vite, des fois dans les heures qui suivent, solution impossible à apporter par le circuit administratif normal. Mais vous êtes tenu, vous, maire, comptable public, ect... d'en tenir une comptabilité fiable et précise, encore une fois parce que ce n'est pas votre argent et que vous devez rendre compte !
Alors, je peux comprendre et admettre une faute de gestion: si elle est, elle est signalée ds la première année d'inspection. Mais si la deuxième année, la troisième année, la quatrième année, la même "faute de gestion" est répétée, et signalée par l'organe de contrôle, et que rien a été fait pour y remédier, ne pensez vous pas que cela constitue un faisceau d'indices grâves et concordant laissant supposer un délit pénal qui n'a que faire de la simple faute de gestion?
E t en débordant, (mais je me suis déjà exprimé sur ce volet procédural de cette affaire), il apparait que cette pratique de gestion occulte d'une caisse noire intitulée "caisse d'avance" est une pratique courante, ayant court dans toutes les grandes mairies; la question que l'on peut se poser, c'est pourquoi lui et pas les autres! mais il s'agit là d'un autre problème, de procédure pénale, et votre sujet que vous avez exposé avec brio concernait la partie administrative de la gestion des deniers publics, propriété du peuple tout entier qui a le droit d'en demander compte.
Me François JURAIN
Résidant au SENEGAL
Comme beaucoup, je ne connait de l'affaire Khalifa SALL que ce qui s'est dit dans la presse, donc attendons de voir les débats, avant de se prononcer. Si cette comptabilité a été tenue, rigoureuse, claire, et précise, ses avocats n'auront aucun mal a démontrer son innocence et il retrouvera vite sa liberté.
Mais si cette comptabilité n'existe pas? Est ce de la faute de gestion? Répétée sur tant d'année, et sur un tel montant, permettez moi d'en douter. Car cela voudrait dire que personne n'a droit de regard sur cette "caisse d'avance"! Pas même les trésoriers qui contrôlent avec beaucoup de professionnalisme et de compétence, les mairies et autres organes publics.
Sans préjuger du jugement qui interviendra à l'encontre de Monsieur Khalifa SALL, qui, à l'heure qu'il est, il est peut être bon de le rappeler, est présumé innocent, cette affaire aura eu le mérite de révéler au grand jour des pratiques détestables, (qui ne sont pas l'apanage du sénégal, loin s'en faut) à savoir qu'une partie de l'argent des sénégalais est frappée du "secret d'état"! Cela n'est pas sérieux, nuit grâvement à la réputation des agents du corps d'état que vous représentez et auquel vous avez eu l'honneur d'appartenir, car en poussant le raisonnement plus loin, une telle situation conduirait à se poser la question de savoir s'il l'on est en présence d'une complicité ou d'une incompétence! Les agents du trésor, dans leur immense majorité, sont des personnes intègres, honnêtes, compétentes et efficaces, et le problème est qu'ils se trouve confrontés à un véritable passe droit existent, qui a perduré, et qui est inadmissible. La totalité des fonds utilisés par un organe public, quel qu'il soit, doit être soumis au contrôle professionnel des agents du fisc, qui doivent en rendre compte, au centime près, au véritable propriétaire de cet argent, du plus pauvre pêcheur de sendou au plus riche industriel de DAKAR.
Voila pourquoi il me serait agréable que les comptables du trésor publient un communiqué demandant la suppression pure et simple de ces caisses d'avance et autre caisses noires, ou pour le moins une comptabilité rigoureuse des fonds avec preuve et justificatifs, car c'est une entrave importante à leur travail qui fait d'eux au mieux des incompétents, au pire des complices, et cela n'est pas admissible car ce n'est pas le reflet de la vérité, et porte gravement atteinte à l'honneur et la probité de l'administration que vous représentez.
Attendons, nous en saurons un peu plus sur ces pratiques que nous ne pouvons encore qualifier de "douteuses", puisque nous ne connaissons pas le fond du dossier

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