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Thierno Alassane Sall à Médiapart : «Macky Sall a préféré un clash sur Total plutôt que sur le dossier plus explosif de Franck Timis

Mercredi 20 Février 2019

Une élection présidentielle se tiendra le 24 février au Sénégal. Le président sortant, Macky Sall, élu en 2012, se représente et sera opposé à quatre autres candidats. Son mandat a été marqué par la découverte d’importants gisements de pétrole et de gaz, qui permettront au pays de devenir un producteur d’hydrocarbures en 2021.
 
Mais il a aussi été secoué par le départ inattendu d’un ministre, en lien avec ce nouveau contexte : Thierno Alassane Sall, ministre de l’énergie, a rendu son tablier en mai 2017. Il s’opposait à l’octroi de deux permis d’exploration et de partage de production au géant pétrolier français Total, les estimant contraires aux intérêts du Sénégal.
 
Pour Mediapart, Thierno Alassane Sall, qui a été membre fondateur de l’actuel parti présidentiel, l’Alliance pour la République (APR), revient sur cette affaire qui a refait la une de l’actualité sénégalaise au début de cette année et sur la problématique, plus générale, de la gestion des ressources du pays.
 
 
Mediapart : Pourquoi avez-vous quitté le gouvernement, en 2017, le jour de la signature d’un contrat entre le Sénégal et Total ?
 
Thierno Alassane Sall : Il y a eu au Sénégal des découvertes majeures de pétrole et de gaz en 2015 et 2016. Des « majors » du secteur se sont soudain intéressées à notre pays. Comme d’autres, le français Total et la société britannique BP, alliée avec l’américain Kosmos Energy, convoitaient ainsi deux blocs pétroliers offshore, appelés Rufisque Offshore Profond et Ultra Deep Offshore. Chacune de ces sociétés nous a soumis une offre.
 
Après le classement réalisé par la commission officielle instituée à cet effet, Total est arrivée en cinquième position. Son offre était nettement en dessous de celles que l’État avait pu recevoir au cours des quinze années précédentes. Sur les tranches de production les plus basses, la différence avec la proposition financière du consortium BP-Kosmos, classée première, était de 10 %. Pour d’autres tranches, elle était de 24 %, soit près d’un quart de la production journalière du pays qui allait échapper à l’État.
 
Mais le président Macky Sall a décidé que Total se verrait attribuer les deux blocs. J’ai eu des discussions difficiles avec le premier ministre et lui. Je ne voyais pas comment on pouvait accepter qu’une compagnie demandeuse fixe son prix de manière unilatérale, sans quasiment faire évoluer ses propositions initiales, et fasse une offre aussi mauvaise.
 
Le Sénégal avait un code pétrolier relativement attractif pour les entreprises, nous n’avions pas à faire des concessions supplémentaires aussi substantielles. Au bout du compte, j’ai refusé de participer à la signature de ce contrat qui devait avoir lieu, selon la volonté de Macky Sall, le 2 mai 2017, à l’issue d’un processus qui n’a pas respecté toutes les règles définies par la loi. J’ai donc présenté ma démission le 2 mai au matin. L’après-midi même, j’étais remplacé, en l’occurrence par le premier ministre, et le processus de signature était conclu entre l’État et Total, comme Macky Sall l’avait souhaité.
 
Pourquoi le président de la République a-t-il choisi Total ?
 
Le président a donné lui-même une explication le 31 décembre dernier à des médias. Il a fait valoir l’ancienneté et la solidité des liens entre le Sénégal et la France. Il a dit que la France nous accordait des prêts chaque fois que de besoin, donnant l’exemple d’un prêt de 100 millions d’euros, soit 65 milliards de francs CFA, obtenu à son arrivée au pouvoir en 2012, qui lui avait permis de payer les salaires des fonctionnaires. Sans cet argent, le pays aurait connu une crise majeure, selon lui.
 
Cependant, tout cela ne doit pas, me semble-t-il, justifier que l’histoire du cavalier et du cheval se répète, que nous soyons toujours le cheval bichonné par son maître à coups de 65 milliards ou de 100 milliards de francs CFA, pour payer ensuite un lourd tribut contre ces petits avantages concédés…
 
Mais j’ai une autre explication au choix de Total : il y avait, au même moment, un autre contentieux à propos d’un dossier hautement plus explosif, dans lequel apparaissait le nom du frère de Macky Sall. Il s’agissait du « dossier Timis », du nom de l’homme d’affaires roumano-australien Frank Timis. Je pense que le président et le premier ministre ont précipité la signature du contrat avec Total pour créer un écran de fumée. Ils préféraient qu’un clash survienne à propos du dossier Total – ils savaient que je n’accepterais pas ce contrat parce qu’il était contraire aux intérêts du Sénégal – plutôt qu’au sujet de l’affaire Timis.
 
Sur quoi portait cette affaire Timis ?                   
 
Le dossier Timis concernait deux permis de recherche et de partage de production sur deux blocs offshore, Cayor Offshore Profond et Saint-Louis Offshore Profond. Ils avaient été octroyés dans des conditions obscures, entre les deux tours de la présidentielle de 2012, à Petro-Tim, une société liée à Frank Timis. Une fois élu, Macky Sall a demandé à l’Inspection générale d’État d’examiner le processus d’attribution : elle a établi que les permis avaient été accordés de manière complètement illégale. Macky Sall les a quand même validés.
 
En 2014, la société de Frank Timis, qui n’avait aucune capacité technique et financière, a revendu 60 % de ses parts à l’américain Kosmos Energy, lequel a fait des travaux d’exploration et découvert des gisements gaziers considérables dans les deux blocs. Les associés de Timis ont alors voulu pousser ce dernier vers la sortie, ne voulant plus travailler avec un homme à la réputation sulfureuse. Il était question qu’il parte avec un gros bonus.
 
Lorsque j’ai pris connaissance de ce dossier, cela m’a semblé totalement anormal, car non seulement il avait obtenu ses permis illégalement, mais il s’était contenté de céder des parts à Kosmos et d’attendre de récolter des dividendes de ses investissements, lesquels étaient très faibles. J’estimais que le Sénégal devait faire valoir ses droits de préemption comme le prévoit le code pétrolier, et donc récupérer les 30 % de Petro-Tim que Timis possédait encore, en remboursant simplement à ce dernier son investissement de départ avec, peut-être, un petit intérêt. Il fallait que l’État conserve ces 30 % et tire de meilleurs profits de son gaz.
 
J’ai eu des passes d’armes épiques avec ceux qui étaient mêlés à ce dossier, dans lequel le nom d’Aliou Sall, frère du président, était donc cité – il avait été administrateur de la filiale sénégalaise de Petro-Tim. C’est alors que l’affaire de la signature avec Total a été montée.
 
Ces affaires troubles, courantes dans d’autres pays pétroliers, auraient-elles pu être évitées ?
 
En 2012, Macky Sall a été élu dans un contexte où il était question de bonne gouvernance, de transparence. Il a lui-même déclenché ce qu’on a appelé la « traque aux biens mal acquis », pour montrer que l’ère de la gestion sobre et vertueuse était arrivée. Il fallait sortir de cette fatalité qui nous voit brader nos ressources à de petits aventuriers, venus avec rien dans les poches et repartant avec des sommes pharamineuses, comme à l’époque des colons.
 
Malheureusement, on est retombé dans les pires travers, comme le montre le contrat avec Total. La loi a été allégrement violée à plusieurs reprises. Cela se passe comme ça parce que nos États restent des monarchies habillées des oripeaux de la République, avec des institutions faibles.
 
Le président de la République obtient ce qu’il veut, même si tous les ministres savent que c’est illégal et contraire aux intérêts du pays. Cela est valable dans tous les domaines : pétrole, autoroutes, aéroports, télécommunications… Jamais la gestion de nos ressources n’a été aussi opaque, alors que les enjeux financiers sont devenus énormes. On reste dans une économie de traite, avec un pays qui exporte ses matières premières et n’a aucun plan pour les transformer, créer de la richesse et de l’emploi.
 
Le plus grave, c’est que la manière d’organiser la prédation est de plus en plus sophistiquée. Les entreprises étrangères qui opèrent au Sénégal ont des filiales locales, mais qui sont en réalité immatriculées dans des paradis fiscaux. En tant que ministre de l’énergie, je ne connaissais pas la configuration réelle de l’actionnariat de ces filiales.
 
Toutefois, selon plusieurs leaders d’opinion, des Sénégalais auraient des parts dans ces sociétés locales. Dans cette hypothèse, les bénéficiaires de telles sources de revenus pourraient constituer des dynasties, contrôler la vie politique, la presse, et ainsi faire main basse sur le pays. C’est le danger qui nous guette. On doit aujourd’hui s’interroger sur la provenance des moyens financiers considérables que les partis politiques déploient en ce moment même pour la campagne électorale : ils n’ont rien à voir avec ce que pouvaient mobiliser les acteurs politiques avant 2000.
 
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