CONTEXTE
Le 26 septembre 2024, le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko et des membres du gouvernement livrent à la presse des détails concernant une « falsification » des comptes et indicateurs de l’État, en particulier une dette publique et un déficit budgétaire fortement « sous-évalués ». Ils se sont basés sur des enquêtes de l’Inspection générale des finances (IGF) – une entité du ministère des Finances et du Budget – effectuées après l’arrivée au pouvoir du Président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko en avril 2024.
C’est dans ce contexte que la Cour des comptes, institution supérieure de contrôle de la gestion des fonds publics, entre en jeu après sa saisine par le gouvernement – le 18 septembre 2024 – pour certification du rapport de l’IGF. Le 12 février 2025, elle publie son Rapport d’audit sur la situation des finances publiques entre 2019 et mars 2024. Le document corrobore et va même plus loin que les affirmations gouvernementales du 26 septembre susmentionnées.
Cette démarche est une directive de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) portant Code de transparence dans la gestion des finances publiques des États parties. Au Sénégal, c’est le point 1.7 de l’Annexe dudit Code adopté par l’assemblée nationale en décembre 2012 qui l’a rendue obligatoire.
« Dans les trois mois suivant chaque nouveau mandat présidentiel, la situation globale des finances publiques, et en particulier la situation du budget de l’État et de son endettement, fait l’objet d’un rapport préparé par le Gouvernement. Ce rapport, audité par la Cour des comptes, est publié dans les trois mois suivants. »
Toutefois, une controverse est intervenue après la publication du rapport. L’ancien président Macky Sall a formellement rejeté les accusations de falsification du déficit budgétaire et de la dette publique du Sénégal. Il les qualifie de « non sens » dans un entretien avec la chaine H5 Motivation en fin septembre 2025.
Saisi par la Cour des comptes, le parquet du Pool judiciaire financier (PJF) déclenche le 17 avril 2025 des procédures pénales contre les responsables présumés d’« actes et faits susceptibles de qualifications pénales » dans la gestion des finances publiques entre 2019 et 2024. Le dossier concernant la convention de crédit entre l’État sénégalais et les deux filiales du groupe IB Bank est dans le collimateur des magistrats. Selon nos informations, le document a été classé confidentiel.
A Dakar, l’immeuble de la Cour des comptes.
Partie-prenante du dossier en tant que partenaire financier du Sénégal, le Fonds monétaire international (FMI) « prend acte » en mars 2025 des conclusions de la Cour des comptes dont celle sur une dette non déclarée de 4250 milliards de francs CFA entre 2019 et 2024. En mission à Dakar, son chef pour le Sénégal, Edward Gemayel, souligne ce qui suit à l’issue d’une mission de vérification :
« L’équipe des services du FMI salue l’engagement fort des autorités sénégalaises en faveur de la transparence et de la redevabilité budgétaires. L’audit mené par la Cour des comptes a révélé d’importantes révisions des données budgétaires du Sénégal pour la période 2019–2024. Plus précisément, le déficit budgétaire moyen a été révisé à la hausse de 5,6 points de PIB, tandis que la dette de l’administration centrale est passée de 74,4 % à 99,7 % du PIB à fin 2023. Ces révisions reflètent principalement des passifs non divulgués antérieurement, dont des emprunts dissimulés représentant 25,3 points de PIB. »
Toutefois, le FMI réclame « des clarifications » et une « confirmation » sur le niveau d’endettement et le déficit budgétaire révélés par la Cour des comptes. C’était lors d’une visite à Dakar d’Abebe Aemro Selassie, son chef du Département Afrique. Et comme mesure conservatoire, la coopération avec le Sénégal est suspendue. Le programme 2023-2026 d’un montant de 1,8 milliards de dollars (plus de 1000 milliards de francs CFA) dont un versement attendu de 338 milliards de francs CFA pour l’année 2024 est bloqué.
En août 2025, l’audit réalisé par le cabinet international indépendant Mazars semble mettre un terme aux doutes du FMI qui parle de « déclarations erronées » des anciennes autorités du pays concernant. La dette cachée existe : elle est de 7 milliards de dollars (près de 4000 milliards de francs CFA) par l’ancien régime. Elle est à 111 % du PIB fin 2023 et à 118,8 % fin 2024, pire que les conclusions des audits précédents. L’institution de Bretton Woods opte pour le langage diplomatique en parlant de « déclarations erronées ».
Saluant « des progrès importants dans le traitement du dossier de fausse déclaration », la directrice générale du Fonds, Kristalina Georgieva, entrouvre le 3 octobre 2025 les portes d’un « nouveau programme appuyé par le FMI ». La relance (ou pas) de la coopération entre les deux parties sera prise « en octobre 2025 » lors des Assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Washington.
CONVENTION DE CRÉDIT
Même dévoilée de manière limitative, la convention de crédit entre le Sénégal et IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso débusquée par la Cour des comptes reste toujours un mystère. Ce qui renforce les soupçons de flux financiers illicites ayant fonctionné au cours de l’opération. Selon la Cour, le Sénégal a violé ses propres lois — et celles d’institutions auxquelles il est lié — pour obtenir le prêt bancaire susmentionné.
Une convention de crédit entre un État et une banque est « un contrat ou un accord par lequel la banque s’engage à octroyer un financement à cet État sous des conditions prédéfinies », explique le Dr Souleymane Keïta, économiste et enseignant-chercheur à l’université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar. L’objectif recherché par l’autorité qui emprunte est de pouvoir financer des infrastructures publiques, de combler un déficit budgétaire ou de refinancer une dette existante, ajoute l’économiste interrogé lors d’un entretien.
C’est Abdoulaye Daouda Diallo, ministre des Finances et du Budget d’avril 2019 à septembre 2022, qui a signé la convention de crédit entre le Sénégal et le groupe bancaire ouest-africain. Il n’a pas répondu à nos sollicitations par SMS et appels téléphoniques. Au ministère des Finances et du Budget que dirige Cheikh Diba depuis avril 2024, une chargée de communication – Bator Touré – n’a jamais donné suite à nos questions après avoir demandé – par deux fois – de les poster à l’adresse mail du cabinet du ministre.
Directeur de la programmation budgétaire à l’époque des faits, Cheikh Diba a rejeté toute implication personnelle dans la falsification de certains indicateurs macroéconomiques relevée par la Cour des comptes. « Je ne suis pas responsable des errements antérieurs du ministère des Finances », a-t-il lancé le 28 juin, dernier jour de l’examen de la loi de finance rectificative (LFR) pour l’année 2025.
Dans la convention de crédit susmentionnée, les irrégularités relevées par la Cour des comptes sont nombreuses : « absence d’informations sur la nature et la destination du matériel à acquérir, la contractualisation d’une dette publique en dehors des procédures prévues par la réglementation, le non-versement du produit de l’emprunt dans les comptes du Trésor public, le remboursement par le Trésor du reliquat de l’emprunt d’un montant de 80,41 milliards de francs CFA non comptabilisés dans ses livres. »
Abdoulaye Daouda Diallo, ministre des Finances et du Budget à l’époque des faits
Spécialiste des flux financiers illicites et des questions minières, le journaliste burkinabè Elie Kaboré est d’avis que « le contenu de la convention est source de FFI car le non-respect des procédures légales en matière d’endettement public est lui-même source de FFI ». Pour lui, la décision des anciennes autorités sénégalaises de ne pas faire figurer cette opération dans les comptes publics de l’État, dans le budget ou dans la loi de finance — même rectificative — signifie que « quelque chose ne tourne pas rond » dans l’affaire.
Dans un essai de définition, le Groupe de haut niveau de l’Union africaine (UA) présidé par l’ancien Président sud-africain Thabo Mbeki estime que les FFI sont « les capitaux gagnés, transférés ou utilisés illégalement. » Ce sont « des violations du droit dès leur origine, ou pendant leur déplacement ou leur utilisation, et doivent donc être considérés comme illicites. » Et « le terme ‘’illicite’’ est une bonne description d’activités qui, tout en n’étant pas toujours strictement illégales, sont contraires aux règles et normes bien établies. »
« Le non versement du prêt dans les comptes de l’État est contraire au Code de transparence des finances publiques de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) que le Sénégal a internalisé dans son Code de transparence. A ce titre, toute recette ou toute dépense doit passer par le budget, de même que leur destination. A mon avis, il y a faute de gestion », détaille le directeur du magazine ‘’Mines Actu Burkina ’’.
Le Sénégal a internalisé le Code de transparence de l’UEMOA en décembre 2012 grâce au vote par l’assemblée nationale de la loi 2012-22 du 27 décembre 2012.
« UN TYPE DE FFI RELEVANT DE LA CORRUPTION »
Toutefois, la prudence est de mise concernant la qualification en FFI des opérations conjointes entre l’État sénégalais et International Business Bank. « Généralement, les flux financiers illicites font référence à des transactions avec des acteurs (souvent) étrangers et qui auraient pu constituer des sources de revenus pour les gouvernements », rappelle l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla lors d’un entretien.
« Dans le cas d’espèce, les transactions sont clairement illégales. J’aurais tendance à penser qu’il s’agit du type de FFI relevant de la corruption, en contraste avec ceux relevant de l’économie criminelle et des pratiques d’évasion et d’évitement fiscal des multinationales », ajoute-t-il.
Le terme “illicites” couplé aux flux financiers “incorpore un comportement immoral délibéré de la part d’individus ou d’entreprises cherchant à contourner la loi”, ajoute Jason Braganza, directeur exécutif du Forum africain et du réseau sur la dette et le développement (AFRODAD). C’était lors d’une série de questions-réponses avec la presse en marge de la 11e session du Forum régional africain sur le développement durable tenue en avril 2025 à Kampala (Ouganda).
Du point de vue du banquier Ibrahima Khalil Diémé, le fait pour IB Bank de financer l’État du Sénégal n’est pas en soi un acte destiné à générer des flux financiers illicites, d’autant plus que l’objet du financement – achat de matériel – est précisé dans la convention de crédit.
« Si l’État achète des armes, cela me semble normal au regard des attributions de puissance et de souveraineté qui sont reconnues à tout Etat dans le monde. Je suppose que ce ne sont pas des armes qui seraient l’objet de l’emprunt bancaire », explique le banquier lors d’un entretien. Cependant, ajoute-t-il, « tout autre matériel acheté est en principe justifié auprès des deux banques dans le cadre du montage du dossier », explique Ibrahima Khalil Diémé.
Dans le flou des tenants et aboutissants de ce qui pourrait être assimilé à une transaction illicite, le banquier incrimine « nos anciennes autorités (sous le régime de l’ancien Président Macky Sall – NDLR) qui n’ont pas pris le soin de faire les choses dans le respect de la réglementation et de l’orthodoxie en la matière. »
Pour sa part, le Dr Souleymane Keïta écarte également l’objet FFI concernant le deal entre le Sénégal et IB Bank. Même si « tous les indices accréditent la thèse d’une dissimulation », ce spécialiste des finances publiques préfère parler de « forts soupçons » car seules des enquêtes approfondies pourraient déclarer l’existence de fruits financiers illicites dans cette affaire.
Cependant, « pour le prêt initial de 91,942 milliards de francs CFA, autant dans la forme que dans le fond, la Cour des comptes a été très claire ; il y a eu une absence totale de transparence et les documents sur lesquels porte cette convention sont introuvables dans les états financiers de l’Etat. »
Dans son rapport, la Cour des comptes pointe au moins deux irrégularités relatives à l’emprunt d’Etat auprès de IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso : « la contractualisation d’une dette publique en dehors des procédures prévues par la réglementation » et « le non versement du produit de l’emprunt dans les comptes du Trésor public ».
L’institution de contrôle des finances publiques affirme que plus de 80,4 milliards représentant « le remboursement par le Trésor du reliquat de l’emprunt » n’ont pas été comptabilisés dans le circuit budgétaire normal de l’Etat. « C’est une violation flagrante des règles de transparence budgétaires en vigueur qui met en péril le Sénégal devant ses partenaires et créanciers comme le Fonds monétaire international », note Souleymane Keïta.
Le siège de l’Union économique et monétaire ouest-africaine à Ouagadougou
Selon la directive UEMOA portant Code de transparence, « le Gouvernement publie des informations détaillées sur le niveau et la composition de son endettement, interne comme externe, de ses actifs financiers et de ses principales obligations non liées à la dette (notamment sur les droits acquis concernant les retraites de la fonction publique ainsi que sur les garanties accordées aux entités publiques comme privées), ainsi que de ses avoirs en ressources naturelles. »
En ce qui concerne les flux financiers illicites, Elie Kaboré met en garde contre le risque de les limiter « aux seuls aspects relatifs à la corruption, au détournement de deniers publics, à l’enrichissement illicite » qui peuvent en découler. « Il faut prendre en compte également les aspects réglementaires et juridiques. Une autorité peut choisir de glisser des points dans la loi ou dans un autre texte expressément pour faire appel aux FFI. Alors, si les procédures réglementaires et législatives ne sont pas respectées, il y a clairement une porte pour ces FFI », explique le journaliste burkinabè.
Selon les normes UEMOA, « la ratification par l’assemblée nationale est obligatoire pour tout prêt que contracte l’Etat sinon c’est un acte non régulier », rappelle un expert des questions économiques et financières proche de l’institution monétaire sous régionale qui a requis l’anonymat. « Surtout lorsqu’il est question d’une banque étrangère établie hors du pays », précise-t-il dans la foulée.
Au point 2.3 des Annexes de la loi portant Code de transparence dans la gestion des finances publiques, « le Gouvernement publie des informations détaillées sur le niveau et la composition de son endettement, interne comme externe, de ses actifs financiers et de ses principales obligations non liées à la dette (…) et les avoirs en ressources naturelles. »
« L’idée sous-jacente à une telle disposition est qu’il peut y avoir détournement de fonds ou d’objectif si la signature de convention n’a pas été autorisée par le parlement », précise Elie Kaboré.
La ratification parlementaire renvoie à la loi de finances initiale (LFI) ou rectificative (LFR) dans laquelle les députés autorisent le ministre des Finances et du Budget à recourir à l’emprunt pour financer le déficit budgétaire de l’Etat et l’amortissement de la dette publique, expliquent des sources contactées au cours de l’enquête.
« Dans la loi de finances, les noms ou identités des créanciers éventuels de l’Etat ne sont jamais mentionnés. L’assemblée nationale vote la loi et détermine les besoins d’emprunt pour l’année budgétaire. Ensuite, elle donne libre cours au ministère des Finances et du Budget de chercher des prêteurs », explique un spécialiste des finances publiques qui a requis l’anonymat.
Ainsi, « le volume d’emprunt autorisé est connu d’avance » aussi bien dans la LFI que dans la LFR. « C’est pourquoi la Cour des comptes a signalé la ‘’contractualisation d’une dette publique en dehors des procédures prévues par la réglementation’’ » dans son rapport sur la situation des finances publiques de 2019 au 31 mars 2024.
L’orthodoxie imposée par la loi n’a pas été respectée par les autorités sénégalaises de l’époque. « C’est une des raisons pour lesquelles il existe un soupçon de détournement d’une partie des fonds empruntés, doublé d’un début d’illicéité de l’opération », ajoute l’expert de l’UEMOA. (A suivre)
Enquête réalisée par Momar Dieng (Sénégal) avec le soutien de la CENOZO dans le cadre du projet “Mobilisation des ressources pour le développement Assurer une mobilisation accrue des ressources pour le développement (MRD) en renforçant le journalisme d’investigation et la création de coalitions en Afrique de l’Ouest pour lutter contre la corruption, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites”. (Fin première partie]
SUITE
Dans un rapport, la Cour des comptes du Sénégal a dénoncé de nombreuses irrégularités, notamment la contractualisation de la dette publique en dehors des procédures réglementaires, le non-versement du produit de l’emprunt dans les comptes du Trésor public, et l’absence d’informations sur la nature et la destination du matériel à acquérir. Ces révélations de dette non divulguée ont eu des conséquences diplomatiques et financières majeures, entraînant la suspension de la coopération avec le Fonds monétaire international (FMI), tandis que le parquet du Pool judiciaire financier a lancé des procédures pénales concernant ce dossier classé confidentiel.
La deuxième partie de l’enquête lève le voile sur les manoeuvres de blanchiment de cette dette opaque et révèle comment des acteurs politiques ont permis le déroulement de transactions secrètes qui ont lourdement impacté l’endettement du Sénégal.
UNE CONFIDENTIALITÉ SUSPECTE
Les flux financiers illicites sont un fléau pour les économies et populations africaines. Selon la Banque africaine de développement (BAD), le manque à gagner pour l’Afrique dû aux flux financiers illicites est passé de 50 milliards de dollars par an en 2015 à 90 milliards de dollars en 2020. « Cela représente 3,7 % de la production économique totale du continent et équivaut presque à la somme des investissements et de l’aide étrangers que l’Afrique reçoit chaque année », précise la BAD dans un document publié en prélude à son plan d’action de lutte contre le blanchiment d’argent et les flux financiers illicites lancé le 25 février 2025.
Auteur d’un document de référence sur le sujet, le Groupe de haut niveau de l’Union africaine voit dans les FFI un outil d’affaiblissement des institutions de l’Etat par leurs capacités à encourager la corruption en neutralisant le fonctionnement normal et optimal des systèmes de justice pénale.
Pour le cas du Sénégal, l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (NRGI, en anglais), organisation indépendante à but non lucratif, estime à 95 milliards de francs CFA par an les pertes imputables aux flux financiers illicites comme l’évitement fiscal, l’évasion fiscale, le blanchiment de capitaux, etc. C’était en novembre 2024 lors de la présentation de son rapport annuel.
L’opacité sur l’opération entre le Sénégal et IB Bank ne semble pas prête de prendre fin. Revêtue du sceau de la confidentialité, la convention de crédit signée entre les deux parties est légalement inaccessible au public. Cette option en faveur du black-out interroge. « Une hypothèse évidente et spéculative serait qu’il y a des choses dans ce dossier pour lesquelles un examen public n’est pas souhaité pour le moment, sans doute ou peut-être en raison des répercussions judiciaires anticipées », souligne l’économiste et chercheur sénégalais Ndongo Samba Sylla au cours d’un bref entretien avec lui sur le sujet.
Mahamadou Bonkoungou, PDG du Groupe Ebomaf / Ph : Ebomaf.com/
L’économiste Souleymane Keïta estime que « la confidentialité concernant la convention de crédit sert à éviter des spéculations ou des pressions sur les marchés financiers. C’est un choix stratégique qui peut être compréhensible dans un contexte où la dette publique sénégalaise est justement un sujet sensible. » Néanmoins, précise-t-il dans la foulée, « l’opinion sénégalaise mériterait des clarifications sur les clauses exactes qui sont protégées, les montants réels de l’opération, les garanties fournies par l’Etat, le recours au secret-défense…».
Dans son édition du 24 février 2025, le quotidien sénégalais Libération révèle que l’objet « acquisition de matériel par l’Etat du Sénégal…» – relevé par la Cour des comptes – pour justifier l’endettement de l’Etat – serait en réalité un programme d’achat d’armes scellé en catimini. Jusqu’ici, il n’a été démenti ni par les autorités sénégalaises ni par IB Bank. Une version qui pourrait être accréditée par le fait que les fonds empruntés aux deux filiales de IB Bank devaient être versés dans un compte de l’Etat sénégalais ouvert à…IB Bank Togo, précise la Cour des comptes dans son rapport d’audit.
Le 16 avril 2025, le Procureur du Pool judiciaire financier (PJF) a annoncé l’ouverture de procédures pénales contre tous les ministres, directeurs d’administrations centrales et autres particuliers dont les responsabilités présumées ont été identifiées dans la falsification des comptes et indicateurs macro-économiques de l’Etat entre 2019 et mars 2024. Le dossier a été confié à la Division des investigations criminelles (DIC) de la police judiciaire. Selon de nombreux médias sénégalais, l’ex ministre des Finances et du Budget Abdoulaye Daouda Diallo a été « longuement entendu » par la Division des investigations criminelles (DIC) le 23 septembre 2025. Pour le moment, il n’est pas inquiété.
BLANCHIMENT DE CRÉANCE BANCAIRE VIA LA BOURSE
Dans son rapport d’audit, la Cour des comptes signale l’existence d’une « convention de titrisation de créances » en date du 30 mars 2023 en faveur du groupe IB Bank. Le montant de ces créances est de…80 milliards de francs CFA. C’est la même somme à laquelle fait référence la Cour lorsqu’elle accuse le Trésor de n’avoir « pas comptabilisé dans ses livres le remboursement du reliquat de l’emprunt d’un montant de 80,4 milliards de francs CFA. »
Blanchiment de dette via la bourse
Une obligation est un « instrument financier de moyen à long terme émis par adjudication ou par Appel public à l’épargne sur le marché financier », selon le Bulletin statistique de la dette publique du ministère sénégalais des Finances et du Budget du premier trimestre 2023. Les obligations émises en bourse « permettent d’apporter des liquidités à des entreprises (ou à des États) qui s’engagent à rembourser la totalité de la somme empruntée en plus des intérêts versés à une date fixée à l’avance », renseigne le dictionnaire Dalloz.
C’est sous l’égide du défunt ministre des Finances et du Budget (septembre 2022-avril 2024) Mamadou Moustapha Ba, décédé le 8 octobre 2024 à Paris, que le deal entre l’Etat sénégalais et IB Bank a basculé sous cette forme. Le 6 mars 2023, le Sénégal lance un emprunt obligataire par Appel public à l’épargne (APE) pour un montant de 200 milliards de francs CFA découpés en 20 millions d’obligations d’une valeur nominale de 10 000 francs CFA chacune.
Selon la Note d’information (NI) établie par Invictus Capital & Finance, arrangeur et chef de file de l’opération en compagnie de deux autres sociétés d’intermédiation boursière, « l’émission a pour objet le financement des investissements prévus au budget de l’Etat au titre de l’année 2023. » Une demande d’entretien adressée à Invictus Capital & Finance est restée sans suite.
Les 200 milliards de francs CFA d’obligations étaient divisés en trois tranches A, B et C rémunérées respectivement à 6% entre 2023 et 2028 (80 milliards ), 6,15% entre 2023 et 2030 (70 milliards) et 6,35% entre 2023 et 2033 (50 milliards).
Pour cette émission d’obligations, la Cour des comptes révèle que IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso « ont souscrit pour le montant de leurs créances et, ce faisant, la créance initiale, conclue dans des conditions non transparentes, est remboursée pour laisser place à une nouvelle créance régulière inscrite dans le portefeuille de la dette de l’Etat. »
Le résultat est sans appel : en lieu et place des créances douteuses identifiées par la Cour des comptes dans son rapport d’audit, IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso disposent désormais d’obligations souveraines garanties par l’Etat du Sénégal.
UN APE DE 120 À 200 MILLIARDS DE FRANCS CFA
Cette opération boursière est jugée avantageuse pour les deux banques, s’accordent tous nos interlocuteurs. D’une part, elles bénéficient de la garantie souveraine de l’Etat du Sénégal. D’autre part, « les revenus liés à ces obligations sont exonérés de tout impôt pour l’investisseur résidant au Sénégal et soumis à la législation fiscale sur les revenus de valeurs mobilières en vigueur dans les autres pays au moment du paiement des intérêts et du remboursement du capital », souligne la Note d’information.
Par contre, l’Etat sénégalais en paie le prix fort. « Cet appel public à l’épargne, au lieu d’être un outil de financement de l’économie, a plutôt servi à refinancer des dettes bancaires privées… C’est des coûts supplémentaires pour l’Etat car la conversion de dettes bancaires en obligations souveraines induit des taux plus élevés », explique l’économiste « C’est un reprofilage déguisé de la dette », insiste Souleymane Keïta.
Interpellé, un responsable de la communication de IB Bank Burkina Faso joint par WhatsApp renvoie à son collègue du Togo lequel renvoie à « une interview du PDG parue dans Libération du Sénégal du 10 mars 2025 (qui) éclaire l’opinion sur ce sujet…»
Dans ce journal, Mahamadou Bonkoungou, patron du groupe EBOMAF (Entreprise Bonkoungou Mahamadou et Fils) et actionnaire majoritaire d’IB Bank, s’accroche à un fait : son nom n’est pas cité dans le rapport d’audit de la Cour des comptes du Sénégal. Il se défausse plutôt sur l’Etat du Sénégal qui a été confronté à « des problèmes de procédures administratives » qui ne concernent pas « la personne de Bonkoungou Mahamadou, président-directeur général du groupe EBOMAF. »
Pour lui, « seuls les dirigeants et les présidents des conseils d’administration (PCA) de ces institutions bancaires sont les personnes habilitées à (…) répondre » sur cette question et sur toutes les autres. Après ses « premières analyses du dossier », Thomas Dodji Koumou, expert togolais des affaires boursières dans la zone UEMOA, écarte pourtant le blanchiment d’argent au profit d’une « probable malversation » exécutées par les parties contractantes.
Thomas Dodji Koumou, expert togolais des affaires boursières dans la zone UEMOA / Ph : DR
« La convention de crédit et l’appel public à l’épargne constituent une double créance des deux banques sur l’Etat sénégalais. Les preuves pour d’éventuelles malversations doivent être recherchées dans la convention de crédit de janvier 2022, dans la note d’information de l’emprunt obligataire et sur les bulletins de souscription des deux banques. Les éléments recueillis doivent être confrontés aux lois de finances correspondant aux séquences des deux opérations », souligne notre interlocuteur, président de l’association Veille économique au Togo.
« S’il y a eu dissimulation à travers l’appel public à l’épargne, elle viendrait de l’Etat sénégalais qui a souscrit à un emprunt bancaire sans le déclarer dans les livres de la comptabilité publique. Il a attendu de lancer son APE de 200 milliards de francs CFA pour pouvoir absorber les anciennes dettes », clame le banquier Ibrahima Khalil Diémé lors de notre entretien.
La durée du remboursement des 105 milliards de francs CFA de dette contractée par l’Etat vis-à-vis des deux banques s’étalait initialement jusqu’en décembre 2026 suivant des versements trimestriels. Elle ne semble plus d’actualité. En optant finalement pour la souscription aux coupons du Trésor sénégalais qui équivaut à « un mécanisme de blanchiment de la dette, les parties effacent les traces des conditions initiales désavantageuses, légitimant a posteriori une dette qui aurait pu être contestée », souligne Souleymane Keïta.
IB Bank a-t-elle voulu sauver les billes de ses deux filiales eu égard aux risques potentiels de remise en cause de leurs créances initiales obtenues de manière irrégulière selon la Cour des comptes ? « Elle a joué le jeu, estime Souleymane Keïta. Plutôt que d’attendre un remboursement incertain, elle a préféré transformer sa créance en obligations qu’elle peut immédiatement revendre sur le marché. » Ensuite, elle réduit les risques liés à cette créance : « une obligation souveraine est souvent mieux notée qu’une obligation bancaire classique. »
Initialement, le montant de l’Appel public à l’épargne était de 120 milliards de francs CFA, selon un courrier « confidentiel » du ministre des Finances et du Budget, Moustapha Ba, envoyé au directeur général de Invictus Capital & Finance et daté du 2 mars 2023. Mais le 24 mars 2023, un « Avenant courrier portant mandat de Invictus Capital & Finance » porte le montant de l’émission obligataire à 200 milliards de francs CFA. La différence entre les deux projets d’émission est donc de 80 milliards de francs CFA. Soit un montant identique à la créance de IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso.
Emission secrète par appel public à l’épargne
Ibrahima Khalil Diémé salue ici l’esprit créatif des deux banques. « Ce qu’elles ont fait par l’intermédiaire de la bourse n’est pas hors la loi. Elles vont disposer d’obligations qu’elles vont revendre auprès de leurs clients nantis ou d’investisseurs. Ces opérations vont leur permettre d’entrer rapidement dans leurs fonds sans pour autant faire face à une certaine cristallisation de leurs créances. C’est une bonne technique bancaire », reconnaît-il.
Le groupe bancaire ouest-africain s’est prémuni contre d’autres mauvaises surprises. « Cette dette cachée du Sénégal aurait pu être dissimulée hors bilan via une société-écran établie en zones offshore n’importe ou dans le monde. L’APE permet de sortir cette dette de l’ombre sans alarmer les créanciers internationaux de l’Etat et les partenaires d’IB Bank », constate l’économiste Souleymane Keïta.
L’ampleur des flux financiers illicites en Afrique est aujourd’hui plus que préoccupante, constate l’économiste kényan Jason Braganza, directeur exécutif de AFRODAD. « Si nous perdons près de 80 milliards de dollars chaque année, c’est de l’argent que les gouvernements africains doivent trouver par le biais de la fiscalité, principalement à travers des taxes régressives ».
Enquête réalisée par Momar Dieng (Sénégal) avec le soutien de la CENOZO dans le cadre du projet “Mobilisation des ressources pour le développement Assurer une mobilisation accrue des ressources pour le développement (MRD) en renforçant le journalisme d’investigation et la création de coalitions en Afrique de l’Ouest pour lutter contre la corruption, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites”.







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