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Répression politique - Human Rights Watch accable les zones grises du système sénégalais

Mardi 23 Janvier 2024

Derrière le vernis des libertés formelles, le Sénégal entretient des zones grises ouvertes à tous les vents de la répression. Militants politiques, acteurs de la société civile et simples citoyens en sont des victimes. Leurs témoignages ont été recueillis par les enquêteurs de Human Rights Watch dans le cadre du Rapport mondial 2024 concernant notre pays.


Le 30 mai 2023, un jeune opposant sénégalais de 26 ans est arrêté dans la rue et accusé de vouloir poser des « actes susceptibles de compromettre la sécurité de l’Etat. » En réalité, il était en route vers une brigade de gendarmerie afin d’identifier des personnes en garde á vue. « En quoi demander des informations sur des détenus est-il un acte qui peut mettre en danger l’Etat? (…) Il s’agissait d’accusations fabriquées de toutes pièces et motivées par des raisons politiques », s’est-il indigné. 

 

« Le 5 juin [2023], j’ai été conduit à moitié nu, vêtu seulement d’un short, devant une commissaire de police qui m’a interrogé », rapporte un militant du parti Pastef de 28 ans arrêté le 1er juin 2023 à Mbour, dans la région de Thiès. 

 

« Pendant qu’elle m’interrogeait, sans mon avocat, un policier m’a frappé sur les côtés et les épaules avec la partie en bois d’un couteau. Elle m’a demandé de signer un document. J’ai demandé si je pouvais le lire. Elle m’a dit que non. J’ai refusé de le signer, mais elle m’a menacé et j’ai donc été forcé de le faire. »

 

Ces deux confessions faites à Human Rights Watch (HRW) sont en bonne place dans le Rapport mondial 2024 de l’ONG de défense des droits de l’homme sur le Sénégal et rendu public le 22 janvier. Il y est largement question des violations systématiques des droits humains et dont les victimes sont les opposants politiques au régime du président Macky Sall, les médias et journalistes, des activistes et membres de la société civile, etc. 

 

« Maintenant, vous pouvez prendre votre part », disent les gendarmes aux policiers

 

« Un gendarme m’a attrapé par-derrière, 10 autres gendarmes sont venus et m’ont poussé au sol. L’un d’eux m’a frappé à la tempe droite avec la crosse de son fusil, un autre m’a donné un coup de pied, avec ses bottes, au niveau de l’œil droit. Ils m’ont tous battu. […] Puis, l’un d’eux a dit : « On est dans la rue, on pourrait nous voir, emmenons-le à la brigade », poursuit le militant politique de 28 ans.

 

« Ils m’ont conduit à la brigade, un bâtiment en construction. […] Un lieutenant a dit : « Nous allons te tuer aujourd’hui. » […] Ils m’ont jeté face contre terre sur le sol qui était plein de sable et de ciment, et m’ont frappé les fesses avec des bâtons en bois, des barres de fer, des câbles électriques et des matraques pendant environ une heure. Ensuite une lieutenante m’a versé de l’eau dessus.

[…] Quand ils ont fini, ils m’ont fait monter dans un fourgon de police garé devant la brigade et entouré de policiers. Ils ont dit aux policiers : « Maintenant, vous pouvez prendre votre part. »

 

Plusieurs policiers ont battu l’homme dans le fourgon de police, rapporte HRW

 

« Je vais te couper les orteils »

 

« Un policier a pris un seau en métal et m’a dit de le mettre comme un chapeau, ce que j’ai fait, puis il a pris un bâton et a tapé sur le seau, et ça a fait un bruit strident. […] Un autre policier est venu avec un couteau […] et m’a dit : « Je vais te couper les orteils », mais un autre a dit : « Les gars, arrêtez ! » et il m’a donné de l’eau à boire. […]

Mais un autre policier est arrivé et m’a ordonné de faire des pompes. Quand je me suis mis en position pour les pompes, il a pris un sac en plastique et l’a mis autour de mon cou, et chaque fois que je faisais une pompe, il tirait sur le sac et m’étouffait. »

 

Selon Human Rights Watch, ces entorses infligées à l’Etat de droit dont se revendique le régime sénégalais sont d’autant plus graves et inacceptables qu’elles surviennent avant l’élection présidentielle de février 2024. 

 

« Les autorités devraient enquêter de manière efficace sur toutes les violences commises par les forces de sécurité, libérer les personnes détenues arbitrairement, y compris pour des raisons politiques, et garantir les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique, essentiels à des élections véritablement libres et équitables », écrit Human Rights Watch.

 

Après ses investigations menées entre novembre 2023 et janvier 2024, HRW estime que «  près de 1 000 membres et militants de l’opposition ont été arrêtés dans tout le pays depuis mars 2021. »

 

« Human Rights Watch a interrogé en personne et par téléphone 34 personnes, dont 9 membres de partis d’opposition, 13 membres de groupes de la société civile sénégalaise, 6 journalistes, 2 professeurs d’université, 3 avocats sénégalais et 3 proches d’activistes. Human Rights Watch a également examiné des reportages de médias nationaux et internationaux, des photographies montrant les blessures d’un manifestant à la suite d’actes de torture en juin 2023 et son dossier médical, ainsi qu’une vidéo montrant des gendarmes qui torturent un manifestant, également en juin », écrit l’ONG dans son Rapport.

 

Joint par e-mail le 9 janvier 2024, le directeur des droits humains au ministère de la Justice, Julien Niane Ndour, n’a pas répondu aux sollicitations de HRW.

 

« Les autorités sénégalaises ont utilisé le système judiciaire pour s’en prendre aux opposants politiques et aux dissidents », constate HRW. Uns instrumentalisation qui a choqué les avocats défenseurs des personnes arrêtées lors de manifestations de l’opposition, « préoccupés par le manque de respect des droits de leurs clients à une procédure régulière (…), des accusations inventées de toutes pièces, le manque de preuves à l’appui des accusations, la détention provisoire prolongée ainsi que les mauvais traitements et la torture en détention ou lors de l’arrestation », souligne le Rapport.

 

« Le parquet use d’abus de qualification pour demander un mandat de dépôt [permettant la détention] des personnes arrêtées et s’oppose à toute demande de liberté provisoire des détenus», confie à HRW Me Moussa Sarr, avocat spécialisé en droits humains et représentant pro bono des centaines de manifestants détenus. 

 

« Il arrive que des personnes participent à une manifestation non autorisée, mais au lieu d’être poursuivies pour participation à une manifestation non autorisée, elles sont poursuivies pour association de malfaiteurs. L’infraction retenue n’est plus la conséquence juridique des faits commis », ajoute l’avocat

 

Les exactions imputées aux forces de sécurité que sont la gendarmerie et la police pourraient être dues aux restrictions sévères de manifestations publiques auxquelles sont confrontées certaines formations politiques d’opposition. 

 

Interrogé par HRW, Moundiaye Cissé, directeur exécutif de l’organisation de la société civile 3D, dit :

 

« Depuis deux ans, les autorités rejettent presque toutes les demandes de manifestation des organisations de la société civile et des partis politiques. (Or) Le droit à la liberté de réunion est une pierre angulaire de la démocratie, nous nous sommes battus pour ce droit, il ne peut pas nous être arraché. »

 

« Certains candidats ont expliqué qu’on les empêchait de recueillir les signatures nécessaires pour être inscrits sur les bulletins de vote. Le 28 octobre, Khalifa Sall, chef du parti Taxawu et candidat à l’élection présidentielle, a déclaré que la police avait arrêté son convoi de 30 véhicules pendant plusieurs heures, l’empêchant d’entrer dans la région de Fatick, au sud-est de Dakar, où il était censé recueillir des signatures. La police a indiqué que le convoi n’avait pas été autorisé. »

 

Moussa Taye, porte-parole dudit parti, s’inscrit en faux contre la police.

 

« Nous n’avions besoin d’aucune autorisation (…) La loi stipule que tout candidat peut recueillir ses parrainages. À l’approche des élections, le gouvernement tente de restreindre les droits des opposants. »

 

Aucune enquête sur les dizaines de morts depuis 2021

 

HRW rappelle avoir documenté la mort d’« au moins 37 personnes tuées lors d’affrontements violents depuis mars 2021. » Mais depuis, « personne n’a eu à répondre de ces actes. »

 

« Des jeunes sont morts et leurs familles attendent toujours que justice leur soit rendue. Le fait que nos autorités n’aient pas amené les agents de sécurité fautifs à rendre des comptes ne fera que les encourager à continuer (cette répression violente) », s’indigne Alioune Tine, président-fondateur de l’organisation de recherche Afrikajom Center basée à Dakar et interrogé par Human Rights Watch.

 

Tirant les leçons de ses enquêtes de terrain et sur la base des engagements internationaux du Sénégal, Human Rights Watch appelle les autorités sénégalaises à « garantir les libertés fondamentales et mettre fin aux détentions et poursuites arbitraires » contre les opposants et acteurs de la société civile.

 

HRW estime que des enquêtes « efficaces » doivent être menées « sur toutes les violences commises par les forces de sécurité. » Le Gouvernement du Sénégal doit « libérer les personnes détenues arbitrairement » et respecter « les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique. »

 

Selon Ilaria Allegrozzi, chercheuse sénior sur le Sahel à Human Rights Watch, les autorités de Dakar doivent absolument relever plusieurs défis en même temps pour que l’Etat sénégalais soit en phase avec le Droit international relatif aux droits humains et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

 

« Alors que le Sénégal s’apprête à tenir des élections, les enjeux pour sa démocratie sont élevés. Les autorités sénégalaises devraient ouvrir des enquêtes impartiales, indépendantes et efficaces sur tous les cas d’usage de la force par les forces de sécurité tout au long de la crise pré-électorale et veiller à ce que les forces de sécurité respectent le droit de manifester pacifiquement. » [IMPACT.SN]

 

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