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Sénégal: quand la chimie détruit l’agriculture et les villages

Samedi 23 Février 2019

Première région minière du Sénégal, Thiès abrite l’une des plus anciennes industries du pays, les Industries chimiques du Sénégal (ICS). À une vingtaine de kilomètres alentour, les populations sont sévèrement touchées. Délocalisation, déversement de soufre sur la voie publique, rejet d’acide en mer et fuites de gaz sont le lot des habitants de la zone.


Sénégal: quand la chimie détruit l’agriculture et les villages
Abords du site des Industries chimiques du Sénégal (ICS-Indorama), Darou Khoudoss, novembre 2018.

Depuis 2014, l’entreprise indonésienne Indorama Corporation (fondée par Sri Prakash Lohia, active dans la brasserie, l’hygiène, le textile, la pétrochimie, la médecine, le bâtiment…) détiendrait entre 78 % et 85 % du capital des ICS. 
 
Cette industrie comprend une mine de phosphate qui s’étale sur quatre communes (Taïba Ndiaye, Darou Khoudoss, Méouane et Pire Goureye) et une usine de fabrication d’acide sulfurique et phosphorique pour la production d’engrais (à Darou Khoudoss) dans la région de Thiès, à 100 kilomètres au nord-est de Dakar. 
 
La quasi-totalité de la production de cet acide phosphorique est exportée. Une partie est néanmoins réservée pour le site de production d’engrais phosphatés de Mbao, situé dans la région de Dakar. Devenus indispensables à l’agriculture intensive, tant la production que l’utilisation d’engrais phosphatés sont extrêmement polluantes.
 
Bloc de soufre ramassé sur le flanc d’un terril de phosphogypses. Darou Khoudoss, janvier 2019.

Afin de produire l’acide phosphorique (H3PO4) indispensable à la création d’engrais phosphatés, les industries chimiques ont besoin d’acide sulfurique (H2SO4), obtenu à partir du soufre. Celui-ci est importé depuis l’étranger et transporté par camion ou train jusqu’au site chimique des ICS à Darou Khoudoss. Durant le transport, de nombreux grains de soufre sont régulièrement dispersés sur la route de Dakar à Darou Khoudoss, représentant un danger sanitaire pour les populations.
 
Mine de phosphate des ICS-Indorama, site d’exploitation du panneau de Tobène, janvier 2019.

Dans la convention minière de Tobène nord et Tobène sud signée en 1999, les ICS disposaient respectivement d’un périmètre de 17 348 hectares et de 1 850 hectares. Depuis, la mine d’extraction de phosphate s’étend sur 33 000 hectares (330 km²). Au total, un peu moins d’une trentaine de villages auraient déjà été délocalisés depuis 1957.
 
Mbare Ndiaye & Mbare Diop 2, route nationale 2, à l’entrée de Pire, décembre 2018. Les derniers villages à avoir été expulsés sont Mbare Ndiaye et Mbare Diop (2015). « Ils ont d’abord pris les champs, puis les deux villages. Quand ils nous ont payé le dernier chèque, on avait dix jours pour partir. Tout le monde n’était pas prêt. Tous n’avaient pas de nouvelles habitations. Nous avons laissé un village vide derrière nous, avant que les bulldozers ne viennent tout détruire », raconte Ibrahima Ndiaye, porte-parole du chef du village de Mbare Ndiaye.
 
Il habite aujourd’hui dans le nouveau village de Mbare Ndiaye, à environ huit kilomètres de la mine. Dédommagés pour leurs cultures et leurs bâtiments, entre 5 et 20 millions de francs CFA par propriétaire (entre 7 633 et 30 534 euros), les habitants doivent se reconstruire une nouvelle vie. S’ils ont pu bâtir de grandes maisons, dans ces villages, le taux de chômage est extrêmement élevé. Ibrahima déplore que l’État ou l’entreprise n’aient pas vraiment suivi les reconversions des habitants.
 
Pour Demba Fall Diouf, président du réseau des personnes affectées par les opérations minières, la perte du foncier va de pair avec le chômage. « On vous dédommage mais vous n’avez plus de foncier. Or, votre seule activité génératrice de revenu, c’était les cultures [6 millions de francs CFA par an, soit 9 160 euros – ndlr]. De facto, on crée des chômeurs. On nous dit que l’exploitation minière crée des emplois, mais nous perdons plus d’emplois qu’elle ne nous en donne. »
 
Maison du porte-parole du chef de village de Tobène, décembre 2018. 
Cette dernière se situe à moins d’un kilomètre de la mine en cours d’exploitation. Selon les villageois, la mine, en activité 24 heures sur 24, génère énormément de bruit et de poussière. De plus, l’utilisation d’explosifs pour l’extraction de certaines couches de phosphate entraîne des secousses et l’apparition de fissures sur leurs bâtiments.
 
Tobène, commune de Méouane, décembre 2018. 
 
La mine se trouve à 500 mètres des premières habitations du village de Tobène, dont tous les habitants seront expulsés dans les années qui viennent. Pour éviter que les pelles minières ne prennent déjà leurs champs, les agriculteurs ont parsemé le périmètre de rubans rouges.
 
Pièce d’entreposage de semences et d’engrais, Keur Magueye, décembre 2018. 
 
Les engrais chimiques utilisés dans la région viennent principalement d’Ukraine. À long terme, l’engrais chimique appauvrit les sols. Acidifiés, ces derniers demandent également de plus en plus d’eau. « Quand j’étais petit, c’était des bouses de vache qu’on mettait dans les champs. Avec la pluie, elles étaient absorbées par le sol », se remémore un ingénieur des ICS.
 
Champs d’anacardiers et de manguiers accolés à la mine, Keur Magueye, décembre 2018. 
 
À quelques mètres du site d’extraction du phosphate, les agriculteurs cohabitent avec les engins miniers. « Pour fabriquer de l’engrais, ils détruisent l’agriculture, polluent l’eau et les sols. Pour fabriquer de l’engrais convoyé ailleurs, on nous empêche, nous, de cultiver. Si ça, ce n’est pas paradoxal », se désole Demba Fall Diouf.
 
Pousse de haricot brûlée, à Darou Khoudoss, novembre 2018. 
 
Le 29 septembre 2018, une fuite de gaz d’ammoniac a lieu sur le site chimique des ICS de Darou Khoudoss et affecte les plantations des maraîchers jusque dans la commune de Mboro. Cette fuite ne sera jamais reconnue par la direction. Selon les habitants des environs, les fuites de gaz seraient récurrentes, mais d’importance variable, et pouvant aller jusqu’à Tivaouane. En octobre 2014, déjà, une fuite se produisait aux ICS.
 
Deux jours plus tard, 214 personnes des villages de Gad et Ngomène (commune de Méouane) seraient examinées par le médecin de la commune voisine de Taïba Ndiaye, Daouda Samba. Ce dernier écrit dans son rapport : « La situation sanitaire de ces deux villages est très alarmante du fait de la pollution qui sévit dans cette zone. » Diarrhées, infections respiratoires aiguës, pneumonies et dermatoses sont signalées.
 
Gad et Ngomène, novembre 2018. 
 
Contournés par la mine, les villages de Gad et Ngomène se retrouvent enclavés dans le domaine des ICS. Au nord, il y a l’usine d’exploitation ; à l’est, le convoyeur, qui s’étend sur sept kilomètres, va de l’usine d’extraction à l’usine d’exploitation ; à l’ouest, les anciennes carrières (non remblayées) ; et au sud, l’usine d’extraction. 
 
« Nous faisons probablement partie des villages les plus impactés par les ICS. Il y a la pollution sonore, la poussière, la pollution de l’air, de l’eau et de la végétation. Il y a des impacts que nous ne pouvons pas estimer parce que nous n’avons pas les compétences requises pour faire les études nécessaires. » 
 
Certains racontent qu’à l’époque (entre 1960 et 1980), le chef de village aurait refusé de partir. Les habitants, de leur côté, déclarent ne pas avoir été déplacés, faute de phosphate dans le sous-sol. Depuis, enfermés, isolés, ayant perdu une bonne partie de leurs terres emportées par la mine, ils souhaitent aujourd’hui être délocalisés.
 
Bouteille de « jus fluo » récupérée sur le site de déversement de la plage de Khondio, novembre 2018.

L’acide fluoro-silicique (H2F6Si), communément appelé « jus fluo » par les habitants de la région, est un sous-produit de la fabrication d’acide phosphorique. C’est un déchet en production constante qui émane du site des ICS-Indorama.
 
Site de déversement du « jus fluo », plage de Khondio, janvier 2019. 
 
Depuis 1984, tous les jours, 24 heures sur 24, entre dix et vingt camions-citernes d’environ 20 000 litres viennent déverser ce qui est communément appelé le « jus fluo » sur la plage de Khondio, à quelques kilomètres du village. 

Selon Badara Diagne, un des experts ayant réalisé l’étude d’impact environnemental et social de la nouvelle centrale à charbon de 20 mégawatts installée au sein de l’usine depuis 2016, ces rejets pourraient être également à l’origine des brûlures des cultures riveraines. Selon lui, les embruns marins, chargés d’acide, transportés par les vents, viendraient se déposer sur les plantes avec la rosée matinale.
 
Site de déversement du « jus fluo », plage de Khondio, janvier 2019. 
 
Au point d’impact du rejet, une étrange roche blanche s’est formée au fil du temps. Selon un chercheur de l’Institut français de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), pour qu’un tel déversement soit autorisé, il importe de contrôler la propreté chimique (métaux lourds) du produit, qui peut notamment affecter l’environnement et les produits éventuellement consommés par l’homme. 
 
« D’après leurs arguments, quand il y a contact, il y a une réaction chimique. Ça se solidifie. Il n’y aurait donc pas d’effet néfaste pour la nature. Ils ont à chaque fois des prétextes », déplore un conseiller municipal de Darou Khoudoss, qui, avec l’aide de l’ONG Enda Pronat, cherche à faire réaliser des analyses par le laboratoire du Centre expérimental de recherches et d'études pour l’équipement (CEREEQ).
 
Mboro, janvier 2019. 
 
Parmi les ouvriers et ingénieurs, ils sont plusieurs à dénoncer les manquements de l’entreprise vis-à-vis de la sécurité des salariés, de la santé des populations et de l’impact sur l’environnement. Rares sont ceux qui osent s’exprimer publiquement de peur d’être sanctionnés. 
 
« En tant qu’ingénieur, je suis plus que conscient de l’impact de cette industrie sur notre environnement. L’extraction du phosphate [commencée en 1957 – ndlr] demande beaucoup d’eau. Avec la chimie [arrivée en 1984 – ndlr], cela s’est aggravé. Et puis, il s’agit de produits toxiques qui ont des effets sur l’atmosphère et qui polluent la nappe phréatique. À Mbao [site de production d’engrais dans la région de Dakar – ndlr], quand les vents vont vers le palais présidentiel, on arrête la production. Si, à Mboro, les vents vont vers Taïba, Ndomor, Tivaouane, là, on laisse. C’est une politique. »
 
Terril de phosphogypse, Darou Khoudoss, novembre 2018. 
 
Depuis le début de la production d’acide phosphorique, le terril de phosphogypse (déchet issu du traitement industriel des minerais calciques fluorophosphatés) ne cesse de s’agrandir. Le phosphate est naturellement riche en matériaux radioactifs (uranium, thorium, radium et potassium), seulement, une fois transformés, les résidus des différents traitements sont renforcés en radionucléides. On parle de radioactivité naturelle technologiquement renforcée.
 
Aucune étude ne semble disponible. Si ce n’est un PowerPoint qui, selon Bruno Chareyron, ingénieur à la Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (Criirad), « fait état de niveaux de radiation jusqu’à 80 fois supérieurs au niveau normal, susceptibles d’entraîner un dépassement des limites sanitaires en cas de durée annuelle d’exposition importante, que ce soit dans l’usine ou sur les épandages de phosphogypse ».
 
Ni la radioactivité des poussières de l’air ni la concentration en radon, qui émane des phosphates et du phosphogypse, n’y sont mentionnés. Outre sa radioactivité, les taux de mercure, cyanure, plomb, chrome et sulfate jouent un rôle conséquent dans le risque de contamination des nappes souterraines. « Les ICS nous ont interdit oralement de consommer l’eau des puits dans un rayon de 40 kilomètres, parce que l’eau a été contaminée. Mais cela n’a jamais été mis sur papier. Officiellement, ils ont fermé l’ensemble des puits sur un rayon de cinq kilomètres », déclare un conseiller communal de Darou Khoudoss.
 
Commune de Mboro, décembre 2018. 
 
Créateur en 2017 de la plateforme citoyenne SOS Mboro, Mame Mor Kâ a travaillé pendant dix ans comme ouvrier journalier aux ICS pour 70 000 francs CFA par mois, soit quelque 106 euros (sur les 1 586 emplois permanents déclarés par le PDG en 2016, ils seraient plus de 1 000 sous contrat journalier). D’abord conducteur de bulldozer, puis affecté aux installations de débourbage et de scalpage, il a été licencié en octobre 2018 après avoir dénoncé sur les réseaux sociaux les fuites de gaz du 29 septembre 2018 et les déversements à répétition de produits (soufre, « jus fluo » et charbon) sur la route.
Mediapart
 
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1.Posté par henri seck le 01/03/2019 11:01
très intéressant

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