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«Frontière mortelle». Enquête sur l’assassinat d’un journaliste, d’un photographe et de leur chauffeur à la frontière Colombie-Equateur

Mercredi 24 Octobre 2018

Le 26 mars 2018, un journaliste et un photographe équatoriens, ainsi que leur chauffeur, sont kidnappés par des ex-guérilleros FARC à la frontière avec la Colombie alors qu’ils enquêtent sur le trafic de drogues. Ils sont retrouvés morts trois mois plus tard. Un groupe de dix-neuf journalistes équatoriens et colombiens, en collaboration avec l’organisation « Forbidden Stories », a enquêté sur la disparition de leurs confrères. Le site «Impact» et 16 autres médias internationaux publient ce mercredi 24 octobre le résultat de cette investigation.


Javier Ortega (reporter), Paul Rivas (photographe) et Efrain Segarra (chauffeur) de g à d.
Javier Ortega (reporter), Paul Rivas (photographe) et Efrain Segarra (chauffeur) de g à d.
Jules Giraudat 
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Un nom inscrit d’une écriture fine sur un registre d’hôtel : Javier Ortega. Profession : journaliste, au quotidien El Comercio. C’est la dernière trace de vie laissée ce lundi 26 mars 2018 par ce reporter équatorien de 32 ans. A 7h10, il est aperçu par des caméras de surveillance en train de quitter l’hôtel El Pedregal, à San Lorenzo, dans le nord-ouest du pays, en compagnie du photographe Paúl Rivas, 45 ans, et de leur chauffeur Efraín Segarra, 60 ans. Tous trois prennent la direction de Mataje, dernier village avant la frontière colombienne.
 
Leurs corps, criblés de balles, ne seront retrouvés que trois mois plus tard par les forces spéciales colombiennes, à plusieurs dizaines de kilomètres de là, dans la région de Nariño en Colombie où opèrent de nombreux groupes de narco-trafiquants. Leurs meurtriers ont creusé deux fosses qu’ils ont piégées à l’aide de cinq mines anti-personnelles destinées à blesser les militaires chargés de récupérer les cadavres. C’est l’ultime épisode d’un drame qui aura bouleversé la société équatorienne. Jamais un journaliste n’avait été kidnappé et assassiné dans ce pays. Sur les réseaux sociaux, dans les rues de Quito, la capitale, sur les pare-brises de voitures, fleurit le slogan #nosfaltan3 [#ilnousenmanque3].
 
L’histoire interdite
 
Que s’est-il passé dans la jungle escarpée qui tient lieu de frontière entre l’Équateur et la Colombie ? Un groupe de reporters indépendants équatoriens et colombiens s’est constitué pour traquer la vérité. Pour des raisons de sécurité, ils travaillent sous couvert d’anonymat. L’organisation Forbidden Stories, dont la vocation est de poursuivre le travail des journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a enquêté avec eux pour comprendre ce qu’il s’est passé après la disparition de Javier Ortega et ses deux collègues ce 26 mars.
 
« J’ai dit à Paúl : “s’il te plaît, cette fois n’y va pas !” Je sens que c’est très dangereux », se souvient Yadira Aguagallo, la compagne du photographe Paúl Rivas. C’est la troisième fois que le photographe partait en reportage à la frontière depuis le début de l’année. Six jours plus tôt, trois militaires ont été tués et un autre blessé dans l'explosion d'un engin artisanal à Mataje. C’est le dernier soubresaut d’une vague de violence qui touche depuis plusieurs mois la province d’Esmeraldas, frontalière avec la Colombie. Un homme est désigné par les autorités comme le responsable de cette série d’attentats : Walther Patricio Arizala Vernaza, alias « El Guacho ». Cet ex-guérillero FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), âgé de 28 ans, inconnu des autorités il y a encore quelques mois, est devenu l’ennemi public numéro un. Il serait à la tête d’un groupe de plus de 120 hommes armés : le Front Oliver Sinisterra. 
 
L’Équateur, port d’exportation de la cocaïne dans le monde 
 
Depuis l’accord de paix signé en novembre 2016 entre le gouvernement Colombien et les FARC, environ 1 800 miliciens, aujourd’hui répartis en une douzaine de groupes armés, ont fait dissidence. Ils sont accusés de travailler main dans la main avec les cartels de la drogue mexicains. D’après l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, les cultures de coca ont fleuri en Colombie en 2016, en particulier dans la région de Nariño où opèrent ces groupes : 42,627 d’hectares y seraient cultivés, soit une augmentation de 43 % par rapport à 2015. « Une fois les feuilles de coca transformées en cocaïne en Colombie, la drogue passe par mer ou par terre en Équateur, où elle est stockée puis acheminée en Amérique centrale, au Mexique ou aux États-Unis », explique Christian Rivadeneira, procureur dans la région d’Esmeraldas. Le colonel Mario Pazmiño, ancien directeur des services de renseignement militaires équatoriens entre 2007 et 2008, reconnaît que le sujet est tabou. « Pourquoi le gouvernement ne veut-il pas qu’on en parle ?, interroge-t-il. Car cela montre à l’opinion publique nationale et internationale que cette frontière est hors de contrôle ».
 
C’est pour raconter les conséquences de cette guerre de la drogue que Javier Ortega et ses deux collègues se seraient rendus dans le village frontalier de Mataje le 26 mars. La zone, particulièrement dangereuse, est réputée être aux mains des hommes de « El Guacho ». A 9h30, selon le rapport d’enquête du ministère de l’Intérieur équatorien, ils passent le dernier barrage militaire situé à quelques kilomètres du village. C’est là que l’on perd leur trace, jusqu'au 3 avril. Ce jour-là, une vidéo, diffusée par la chaîne de télévision colombienne RCN les montre enchaînés, le visage marqué. Javier Ortega s’adresse au président équatorien Lenin Moreno : « Nos vies sont entre vos mains ». Le journaliste transmet la demande de ses ravisseurs : la libération de trois narcotrafiquants emprisonnés en Équateur. A la fin de la séquence, le reporter du quotidien El Comercio confirme ce que tout le monde redoutait, ils ont été enlevés par le groupe de El Guacho.
 
«Ils ont demandé à des enfants où était le pont qui mène en Colombie. Et après ils ont disparu.»
 
Le 2 août, nous nous rendons à notre tour à Mataje escortés par l’armée équatorienne. Deux rues au bitume craquelé, des maisons en parpaings, des enfants qui jouent en tenue d’écoliers et à quelques centaines de mètres, de l'autre côté de la rivière qui matérialise la frontière, les champs de coca. Ici les militaires font des rondes quotidiennes dans des véhicules blindés, mais aucun contrôle permanent n’est exercé sur le pont d’accès à la Colombie, laissant la voie libre aux narco-trafiquants. Au milieu de ce village abandonné par les autorités, une bâtisse trône, flambant neuve. « C'est la maison de la mère de Guacho », nous explique le Colonel Rodriguez qui nous accompagne. La voiture des journalistes a été retrouvée à quelques dizaines de mètres. « La maison est vide, mais Guacho y passerait régulièrement », poursuit-il. Nous ne sommes pas autorisés à descendre du véhicule afin d’interroger les habitants. Au bout de quelques minutes, des enceintes se mettent à jouer de la musique reggaeton dans tout le village. Un signal envoyé à l'autre côté de la frontière pour prévenir de notre présence.
 
Une seule personne a accepté de témoigner de ce qu’il se serait passé ici le jour de l’enlèvement. Víctor Hugo Guerrero Quiñónez a enseigné durant deux ans à l’école primaire du village jusqu’à ce qu’il soit forcé de quitter son poste au moment de la vague d’attentats. Il a récolté les témoignages de ses anciens élèves et collègues. « Ils ont garé leur voiture et ont cherché à parler avec les habitants, raconte-t-il. Mais les gens n’aiment pas parler ici. Ils ont demandé à des enfants où était le pont qui mène en Colombie. Et après ils ont disparu ». Qu’est-il arrivé à Javier Ortega et à ses deux collègues ? Interrogé le 19 juillet lors d’une conférence de presse, le ministre de la défense, Oswaldo Jarrín, a démenti qu’ils aient été kidnappés sur le territoire équatorien. « Ils veulent faire porter le chapeau à l’État colombien », s’insurge Cristian Segarra, le fils du chauffeur Efraín Segarra. Depuis de longs mois, les familles des victimes se relaient dans les médias pour dénoncer l'amateurisme du gouvernement de Quito, responsable selon eux de la mort de leurs proches.
 
Des discussions WhatsApp entre El Guacho et un haut gradé de la police équatorienne, transmises à la justice, laissent penser que les autorités étaient informées des menaces de plus en plus pressantes envers les civils. Le 16 mars 2018, 10 jours avant l’enlèvement, El Guacho écrit : « Si nous attrapons des civils à la frontière nous les tuons ». « Quelques heures encore avant que Javier et son équipe aillent à Mataje, l’accès était interdit aux journalistes, explique Geovanny Tipanluisa, rédacteur en chef au journal El Comercio. Pourtant, les militaires en poste sur place les ont laissés entrer ». Sollicité, le gouvernement n’a pas donné suite à nos questions. « Cela les embête qu’en Équateur ou dans le reste du monde on sache qu’ils ont commis une erreur », estime Galo Ortega, le père du reporter.
 
L’annonce de la libération
 
Et si les otages avaient pu être libérés ? Le 28 mars, à 21h25, El Tiempo, un des quotidiens colombiens les plus réputés, annonce qu’ils ont été remis en bonne santé aux autorités équatoriennes. « Ici tout le monde criait ! Ce fut une joie incroyable », se souvient Geovanny Tipanluisa. Selon une source judiciaire, dès 18 heures l’ordre est donné en Équateur de tenir prêt un hélicoptère militaire pour récupérer les otages. Ils doivent ensuite être conduits à l’aéroport de la ville de Tachina, en Équateur, où un avion est censé les rapatrier à Quito. D’après nos informations, le ministre de la défense colombien de l’époque, Luis Carlos Villegas, aurait même appelé dans la soirée son homologue équatorien d’alors, Patricio Zambrano, pour le féliciter de la libération. Interviewé le 28 septembre, M. Zambrano confirme l’appel de M. Villegas mais nie qu’un plan de récupération des otages ait été activé. Il ajoute : « La seule information que nous n’ayons jamais eu c’est l’article de El Tiempo. (...) Qui est une fausse information ». Que s’est-il joué dans cette soirée du 28 mars ? « C’est l’une de mes plus grandes interrogations aujourd’hui. Je crois que cela le restera toute ma vie », affirme Cristian Segarra, le fils du chauffeur.
 
Le 11 avril, le Front Oliver Sinisterra annonce par communiqué de presse l’assassinat des trois hommes. Depuis, plusieurs proches de El Guacho ont été arrêtés et inculpés en Colombie, mais lui reste insaisissable. Sa traque tient en haleine les deux pays. « Cela me fait mal de penser qu’il ait fallu qu’il y ait un enlèvement et un meurtre pour que l’on commence à se préoccuper de ce qui se passe à la frontière, dénonce Yadira Aguagallo. Les gouvernements colombien et équatorien ont une grande part de responsabilité là-dedans. La mort de Paúl, Javier et Efraín ne peut pas rester impunie. Il y a des silences qui ne peuvent durer ».
 
Encadré
Les organes de presse partenaires du projet « Forbidden Stories » :
Il y a en tout 16 médias, dans 4 continents qui publient l'article en 7 langues : Le Monde, The Guardian, Folha, La Repubblica, Le Soir, Times of Malta, La Nacion, Tamedia (Tribune de Genève, Le Matin,...), Expresso, Süddeutsche Zeitung, El Confidencial, KCIJ, Tribune (Senegal), Impact (Senegal), L'Événement (Níger), Ghana Business News.
Freedom Voices : le réseau des journalistes qui publient et republient des enquêtes de leurs confrères et consoeurs morts, emprisonnes, en danger à cause de leur travail.
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