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Lettre à Ghassan Salamé, envoyé spécial des Nations Unies en Libye

Mercredi 12 Décembre 2018

Courant novembre, plus de 90 migrants ont été secourus en mer par le navire marchand Nivin. Reconduits de force en Libye, ils ont refusé de débarquer et sont restés à bord pendant une dizaine de jours. L’épisode s'est soldé par un assaut violent des forces de sécurité libyennes qui ont délogé les survivants et les ont renvoyés en détention.


Les migrants du "Nivin" délogés de force du navire par les forces libyennes
Les migrants du "Nivin" délogés de force du navire par les forces libyennes

Monsieur Salamé,

Vous êtes récemment revenu au cours d’un entretien avec la chaîne de télévision France 24[[1]]urlblank:https://blogs.mediapart.fr/msf/blog/111218/lettre-ghassan-salame-envoye-special-des-nations-unies-en-libye#_ftn1  sur la situation des quelque 90 personnes à bord du Nivin, un navire commercial dont l’équipage les avait secourues en Mer Méditerranée puis ramenées en Libye, le 10 novembre, dans le port de Misrata, où elles refusaient de débarquer, et ce pendant une dizaine de jours, jusqu’à l’assaut de forces de sécurité libyennes qui les ont délogées.

Vous évoquez une négociation menée par les agences onusiennes (OIM et HCR) et Médecins Sans Frontières avec ces réfugiés et migrants à bord, des interlocuteurs que vous semblez juger «divisés», et finalement en partie responsables,  de par leur entêtement désespéré à faire valoir leurs droits, de l’assaut qui a clôturé cette dizaine de jours. «Nous avons réussi à sortir 14 personnes» vous réjouissez-vous tout de même, en référence au groupe de personnes qui avaient finalement préféré descendre volontairement du navire après quatre jours passés à quai dans un face-à-face tendu.

Que vous passiez sous silence le fait que ces 14 personnes, dont une femme et son enfant de 4 mois, des adolescents, et des blessés légers, aient été transférés, à leur descente du cargo, vers un centre de détention où elles demeurent encore aujourd’hui, n’est certainement qu’une omission.

C’est une omission de taille pourtant pour qui veut comprendre ce qui s’est joué à Misrata, et par extension saisir la réalité brutale et implacable qui attend les personnes interceptées ou secourues en mer et ramenées en Libye.

Il n’a jamais été question pour nos équipes sur place à Misrata de jouer les négociateurs auprès des réfugiés et migrants à bord, et surtout pas de chercher à les convaincre qu’un séjour à la durée indéterminée dans l’un des centres de détention officiels du pays qu’ils tentent de fuir était la réponse à leur détresse. Non, nous les avons soignés. Entre le 11 et le 18 novembre, nous avons négocié avec les garde-côtes libyens et autres forces en présence notre passage vers le bateau à quai pour y apporter des soins médicaux à bord. Plus de 90 consultations ont été réalisées à bord du Nivin, principalement pour traiter des brûlures provoquées par le mélange d’essence et d’eau de mer, des infections de la peau, des douleurs.

Nous avons également alerté les autorités libyennes et organisations internationales sur la nécessité de chercher rapidement des solutions pour éviter l’usage de la violence et la détention comme seul horizon proposé à ces personnes, en vain.

Lors de ces moments passés à bord avant l’opération de débarquement par la force le 20 novembre, nous avons pu nous rendre compte du désespoir et de la grande fragilité de ces rescapés. Rescapés tout d’abord de périodes plus ou moins longues de détention en Libye, de quelques semaines à plusieurs années, que ce soit dans les centres de détention officiels sous l’autorité du Ministère de l’intérieur où croupissent plus de 5000 réfugiés et migrants et auxquels des organisations internationales telle que la nôtre ont un accès limité,  ou dans les geôles clandestines de trafiquants qui utilisent la torture pour extorquer autant d’argent que possible aux suppliciés captifs et à leurs familles. Les cicatrices constatées par notre équipe médicale sur plusieurs patients à bord témoignent de ces violences extrêmes. Cela s’ajoute à une série de dangers et de situations d’exploitation et de mauvais traitements qui rythment le parcours de ces personnes, dont une dizaine est enregistrée auprès du HCR et plusieurs sont mineures, âgées de 13 ans.  

Ce sont des rescapés enfin d’une traversée en mer où les risques de périr ont augmenté à mesure que se refermait le piège orchestré par l’Italie et les autres Etat européens et mis en œuvre en partenariat avec les garde-côtes libyens pour contenir et ramener un maximum de personnes en Libye. Après la fermeture des ports italiens et maltais cet été, la non-assistance semble gagner du terrain en Méditerranée, des navires commerciaux préférant se détourner des canots en détresse pour éviter ensuite des jours de blocage en haute mer ou d’avoir à ramener de force les personnes secourues vers la Libye, en violation du droit international maritime et humanitaire. Avant d’être approchés par le Nivin, ce groupe de réfugiés et migrants rapportent ainsi que pas moins de six navires les auraient ignorés. 

Il s’agit de personnes qui n’auraient jamais dû être ramenées en Libye[[2]]urlblank:https://blogs.mediapart.fr/msf/blog/111218/lettre-ghassan-salame-envoye-special-des-nations-unies-en-libye#_ftn1 , et qui, refusant de remettre un pied dans l’univers carcéral libyen, s’accrochaient à leurs droits, celui de fuir, de demander à être protégés, de toucher terre dans un lieu où leur situation pourrait être examinée et leur vie ne serait pas mise en danger. Qu’ont fait exactement les agences mandatées pour garantir la protection de ces droits  pendant cette dizaine de jours   ?

Vous balayez d’un revers de main l’idée qu’un centre d’accueil et de transit géré par le HCR et qui attendait depuis des mois d’ouvrir ses portes à Tripoli puisse avoir fait partie des solutions: « ce centre n’a rien à voir avec ce petit incident » dites-vous. Pourquoi l’avoir discuté si cette option n’a jamais été considérée comme viable ? Ce centre a ouvert deux semaines après l’assaut, et y avoir accès aurait pu faire une différence majeure dans la vie des personnes à bord si davantage d’efforts avaient été faits pour aboutir à cette sortie de crise.

Ces rescapés sont aujourd’hui sous le coup de poursuites judiciaires en Libye pour piraterie ; certains sont dans des centres de détention officiels, d’autres seraient toujours en garde en vue ou détenus dans d’autres locaux, d’autres encore dans des centres médicaux.

Nous ne disposons que de très peu d’informations concernant leur situation et ne sommes pas autorisés à les voir ni à les soigner, y compris pour le suivi de cas médicaux pris en charge sur le bateau. D'où nos doutes à vous croire sur parole lorsque vous assurez que les blessés sont « en forme » après une telle épreuve qui s’ajoute à toutes celles traversées en Libye et sur la route. Nous avons vu des ambulances quitter rapidement la zone du port mais le nombre exact de ces blessés n’est pas clair. Nos informations indiquent qu’au moins quatre personnes ont été hospitalisées avec des blessures par balle : même les balles en caoutchouc peuvent infliger des blessures graves lorsqu’elles sont tirées à bout portant.

Davantage qu’un simple « incident », le fiasco qui s’est soldé par un assaut violent a également démontré une incapacité à mettre en œuvre des solutions pour protéger les réfugiés et migrants. La politique européenne de renvoi et le maintien des réfugiés et migrants en Libye en collaboration avec les autorités libyennes a des conséquences désastreuses dont nous sommes témoins au quotidien en Libye.

Il serait temps de réaffirmer sans ambiguïtés la nécessité de mettre fin à cette politique indigne, et d’utiliser tous les moyens à la disposition des responsables onusiens pour avancer concrètement sur les moyens de protéger et d’évacuer hors de Libye les réfugiés et migrants qui s’y trouvent piégés.
Médecins Sans Frontières (MSF)

 

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