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Sénégal, une décentralisation institutionnelle avec des Collectivités sous tutelle financière! (par Elimane Pouye)

Lundi 12 Décembre 2022

 
La deuxième édition de la Journée nationale de la décentralisation a été célébrée avec faste sur le thème ‘’Les territoires face aux défis du développement durable’’.
 
En prélude, à l’occasion du conseil des ministres du 07 décembre 2022, le président de la République a demandé au Gouvernement (voir communiqué) :
 
** de veiller à une application rigoureuse du contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales (CT) et une prise en charge optimale des compétences transférées par l’Etat en relation avec les fonds publics alloués chaque année ;
 
** de procéder avec l’ensemble des partenaires impliqués à l’évaluation du niveau de mobilisation et des impacts sectoriels des ressources budgétaires allouées aux CT.
 
Il est possible de systématiser ces « exigences » de l’Etat autour de la problématique des relations financières entre l’Etat et les CT.
 
Dans les allocutions d’usage, autorités étatiques et élus sont largement revenus sur le long processus de décentralisation au Sénégal ayant abouti à la réforme de 2013 dite « Acte 3 de la décentralisation ». Les mutations institutionnelles induites par cette « nouvelle vision politique» ont été saluées ainsi que les résultats significatifs qu’elle a permis d’atteindre. Au surplus, l’importance des moyens, en particulier des transferts financiers en direction des CT, a été au cœur des communications.
 
La mise en évidence de ces « avancées », si tant est qu’il est possible de les qualifier ainsi, ne doit pas occulter les nombreux défis actuels de la politique de décentralisation au Sénégal dans la mesure où cet évènement devait être « un moment de dialogue direct et constructif sur les orientations stratégiques, les contraintes et perspectives de la politique de la décentralisation, du développement et de l’Aménagement des territoires ».
 
Ainsi, dans cette analyse décalée, nous nous proposons d’aborder la question du financement de la décentralisation comme un des défis principaux de la politique de décentralisation au Sénégal bien qu’il soit possible d’en identifier d’autres non moins importants. 
 
En effet, le financement de la décentralisation est une problématique ancienne, constante et universelle car des ressources financières disponibles et suffisantes constituent, à la fois, une condition et une composante essentielles de la décentralisation. Sans autonomie et sans financement, la démocratie locale est bancale. Ses avancées restent précaires et peuvent générer de profondes désillusions.
 
Au Sénégal, avec une décentralisation vieille d’un siècle et demi, l’État a esquissé différents mécanismes de financement pour permettre une prise en charge correcte des compétences dévolues aux CT. Ces leviers concernent la mise en place d’une fiscalité (impôts et taxes levés par l’Etat au profit des CT), l’aménagement d’un pouvoir de tarification des services publics locaux (redevances pour services publics rendus par les CT) et les transferts financiers de l’Etat et des bailleurs externes vers les CT.
 
Pour l’année budgétaire 2021, l’ensemble des ressources mobilisées au profit des CT est évalué à 262,24 milliards FCFA (DPBEP 2023-2025, p68). Ces ressources représentent moins de 10% des ressources totales de l’Etat (3052,1 milliards FCFA) au titre du même exercice. Cela pose la question de l’adéquation entre les moyens financiers à la disposition des CT et l’ampleur des compétences qui leurs sont transférées. En dépit des déclamations et autres déclarations d’intention, les mêmes sources de financement, préexistantes à l’Acte 3 de la décentralisation, ont été maintenues sans amélioration majeure.
 
En pratique, s’agissant des transferts financiers, la réforme du Fonds d’équipement des collectivités territoriales (FECT), opérée à travers le décret n°2018-1250 du 06 juillet 2018 fixant les modalités d’allocation et les critères de répartition du FECT n’a concerné que les modalités d’allocation (redistribution) sans modification quant à ses modes d’abondement. Le FECT est toujours alimenté par 2,5% de la Taxe sur la Valeur ajoutée (TVA) de la dernière gestion connue.

Il en est de même pour le Fonds de Dotation de la Décentralisation (FDD) dont le montant ne devait pas être en deçà de ce que l’Etat consacrait à l’exercice des compétences par lui-même. Abondé par un prélèvement de 3,5 % sur la TVA, le FDD est destiné à compenser les charges de transfert de compétences aux CT. Il n’a pas connu de changements ni dans ses modes de détermination ni dans ses règles d’allocation.
 
Ainsi, le Sénégal reste parmi les pays qui consacrent le moins de ressources aux CT en dépit des hausses notées en valeur absolue dans les sommes mises à la disposition des CT.
 
L’augmentation de l’enveloppe des dotations financières de l’Etat aux CT ne procède pas d’une actualisation des besoins financiers des CT face à la montée des demandes en services et équipements territoriaux.
 
Ni l’assiette ni le taux des transferts n’ont été revalorisés encore que les CT ignorent totalement le processus unilatéral de détermination de ces allocations par l’Etat.
 
Cette hausse est le résultat des « performances » des services étatiques (Impôts et Douanes) dans le recouvrement de la TVA et des changements législatifs récurrents concernant cet impôt.
 
La question se pose en termes identiques concernant les transferts fiscaux (ristournes). Les deux prélèvements fiscaux (taxe sur la plus-value immobilière et taxe sur les véhicules recouvrées par l’Etat), base de calcul des ristournes, ont connu des changements majeurs au cours de la période récente. L’assiette, les taux, les modalités de détermination et les règles de recouvrement de ces impôts ont été modifiés. Ces évolutions ont généré une augmentation des recettes pour l’Etat alors que, paradoxalement, le montant des ristournes a suivi une dynamique statique sur la même période.
 
Par ailleurs, la mise à disposition tardive des ressources issues des transferts financiers et des transferts fiscaux aux CT met en doute la volonté de l’Etat de soutenir ces dernières. A titre illustratif, pour l'année 2022, les arrêtés interministériels de répartition, entre les bénéficiaires (CT et autres) du FDD et du FECT, ont été signés en décembre 2021 (une condition des bailleurs qui financent le PACASEN) pour une mise à disposition effective des sommes en novembre 2022 !
 
Les mêmes retards peuvent être décriés dans l’établissement et la mise à la disposition des CT des rôles d’impôts qui permettent de recouvrer leurs ressources fiscales propres.
 
Dans le même ordre, la réforme de la contribution économique locale (CEL) ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. L’ampleur des ressources fiscales qu’elle a engendrées pour les CT ne doit pas occulter la nécessité d’un débat sur la fiscalité des CT. Celle-ci n’a pas connu de changements profonds depuis la réforme de 2004. La définition d’une fiscalité résidentielle, la clarification souhaitable entre fiscalité des ménages et fiscalité des entreprises, l’adaptation de la taxe d’enlèvement des ménages, l’abandon de la fiscalité coloniale (impôts de capitation) sont des sujets qui doivent être traités en urgence.
 
Le remplacement de la contribution des patentes par la CEL est d’abord et avant tout une réforme technicienne s’inscrivant dans le cadre de la politique fiscale visant la détaxation des facteurs de production, en l’espèce le capital physique des entreprises. Elle a eu des effets collatéraux profitables aux finances locales.
 
Pour preuve, c’est à la veille de la Journée nationale de la décentralisation que l’Etat a signé l’arrêté conjoint n°037124        du 09 décembre 2022 portant répartition du produit de la contribution sur la valeur ajoutée de la contribution économique locale, au titre de l’année 2021. C’est la manifestation éloquente de l’assistance respiratoire sous laquelle les CT sont placées.
 
A la date d’aujourd’hui, les ressources au titre des années 2020, 2021 et 2022 du Fonds de Péréquation et d'Appui aux CT prévu par le Code minier ne sont ni déterminées ni réparties.
Cette attitude procède d’une démarche d’infantilisation des CT car l’Etat recouvre et utilise pendant l’année N (2021) les fonds propres des CT et ne les reverse à ces dernières qu’en fin d’année N+1 (2022) pour ensuite se glorifier de sa générosité.
 
Le recours aux instruments financiers innovants reste hypothétique avec le blocage par l’Etat de l’emprunt obligataire de la ville de Dakar pour des « raisons techniques » et la polémique née de la volonté de création d’une monnaie locale par le maire de la commune de Ziguinchor.
 
En outre, le défaut d’adoption de la Directive communautaire n° 01/2011/CM/UEMOA du 24 juin 2011 portant régime financier des CT au sein de l’UEMOA plus d’une décennie après son adoption à Dakar n’est pas de nature à rassurer quant à la volonté politique de rupture dans la gestion financière.
 
Enfin, la viabilité financière de certains ordres de CT (départements) et le profil socioéconomique de certaines CT (certaines communes ex-communautés rurales et certaines communes ex-communes d’arrondissement) imposent un débat sur la rationalisation de l’architecture de la décentralisation pour une meilleure optimisation des ressources.
 
Certes, « l’Acte 3 de la décentralisation » a ramené à deux les ordres de CT, mais elle a néanmoins induit un "mille-feuille administratif" à travers la multiplication du nombre de CT. Au 31 décembre 2020, (avant l’érection de la localité de Keur Massar en département), le Sénégal comptait, 599 CT (42 départements, 5 villes et 552 communes). L’émiettement des entités décentralisées débouche fatalement sur une répartition déséquilibrée des ressources, des équipements et infrastructures destinées aux populations. Le principe d'une simplification de l’architecture de la décentralisation et sa mise en cohérence postulent nécessairement la fusion de certaines collectivités territoriales et la suppression d’autres.
 
En somme, une évaluation des « compétences transférées par l’Etat en relation avec les fonds publics alloués » et une « évaluation du niveau de mobilisation et des impacts sectoriels des ressources budgétaires allouées aux CT » ne peuvent faire l’économie d’une modification profonde de la vision paternaliste voire tutélaire de l’Etat sur les finances des CT.
M. Elimane POUYE
Citoyen, formateur en fiscalité des CT
pouyeelimane@yahoo.fr
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1.Posté par Cheikh DIOUF le 16/12/2022 10:51
Texte très riche et très édifiant. Merci Elimane

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