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Plenel débriefe l’interview avec Macron

Lundi 23 Avril 2018

(…) C’est cette place particulière et inédite de Mediapart qui nous a conduit, après un débat interne (lire ici), à choisir de ne pas nous dérober face à la proposition de l’Élysée. La présidence de la République acceptait notre proposition de revoyure faite le 5 mai 2017 à Emmanuel Macron mais en la modifiant sensiblement par la proposition d’un mariage avec Jean-Jacques Bourdin dans une mise en scène bien plus classique qu’une interpellation collective par la rédaction de Mediapart. Le piège tendu par la communication présidentielle était évident, et tout le défi était de réussir sinon à l’enrayer, du moins à la contrecarrer.
 
Après avoir refusé que l’interview se tienne au Palais de l’Élysée (lire ici), nous avons, Jean-Jacques Bourdin et moi, travaillé en bonne entente pour tricoter un questionnement croisé d’Emmanuel Macron en vue de cet entretien en forme de bilan d’une année de présidence. L’actualité immédiate des frappes occidentales imposait de démarrer par la Syrie, puis de reprendre le déroulé initial qui commençait par les mécontentements sociaux, enchaînait par l’exercice du pouvoir et se terminait par les questions internationales. Il va sans dire que l’Élysée ne connaissait aucune de nos questions, n’étant informé que de ces thématiques aussi vagues que sommaires.
 
Les interminables réponses d’Emmanuel Macron, dont les monologues sont difficiles à interrompre, nous ayant fait perdre beaucoup de temps, de nombreuses questions prévues ont dû être abandonnées en cours de route. Ce fut notamment le cas des défis écologiques, des questions éducatives et universitaires, de la réforme institutionnelle qui va encore limiter le pouvoir du Parlement, de la corruption de la République avec l’affaire Sarkozy, des libertés publiques malmenées par la lutte antiterroriste, du soutien militaire à l’Arabie Saoudite qui mène une sale guerre au Yémen, de la question coloniale avant le référendum en Nouvelle-Calédonie, de la ratification du CETA, traité de libre-échange avec le Canada, de la loi sur le secret des affaires, etc.
 
La durée étant comptée – il était convenu de ne pas aller au-delà de 23 h 10, soit deux heures trente d’entretien (nous avons débordé de 8 minutes) –, j’ai donc dû trapper ces questions au fur et à mesure que le temps filait. Chacun et chacune d’entre vous êtes juge du résultat. Pour ma part, je m’étais fixé deux objectifs assez modestes que j’ai essayé d’atteindre : refléter par mes interrogations le questionnement éditorial de la rédaction de Mediapart et les préoccupations majoritaires de son public ; casser symboliquement les codes de révérence et de déférence qui accompagnent ces interviews du monarque présidentiel à la française. 
 
Pour le reste, c’est-à-dire les réponses de l’interviewé lui-même, je n’attendais aucun miracle. Dans un entretien, le questionné a toujours le dernier mot et, s’agissant d’un chef de l’État en exercice, il fera tout pour ne pas sortir du cadre qu’il s’est fixé. Même face à des interpellations sans concession, il sort sinon gagnant, du moins pas affaibli, s’il démontre qu’il sait renvoyer les balles. Tout au plus, et tel était l’enjeu véritable de cet exercice forcément contraint, peut-on tenter de mettre en évidence la nature de son pouvoir en concentrant, avec pédagogie, le questionnement sur le cœur de son action. Or c’est sur ce terrain qu’est venue la surprise, par la tonalité (musclée) et le contenu (fermé) des réponses d’Emmanuel Macron. Comme l’a fort bien souligné Denis Sieffert, dans son éditorial de Politis, la forme de l’entretien, volontairement disruptive pour reprendre le langage macronien, a mis à nu le fond, arrogant et agressif, d’une politique.
 
Qu’au cours de l’interview, Emmanuel Macron ait ressenti le besoin de rappeler qu’il était le président de la République, dans une sorte de manifestation puérile d’autorité, en soulignant que, par contraste, nous n’étions que des journalistes, m’a semblé l’indice de ce basculement. De bout en bout, nous avons eu face à nous un délégué de la noblesse d’État se faisant le défenseur de l’aristocratie d’argent. Sans aucune sensibilité ni écoute, indifférent aux injustices et aux inégalités, sourd à la jeunesse, aveugle aux migrants, ignorant les corps intermédiaires, le monde associatif et la société civile, ne répugnant pas aux contre-attaques basses (par exemple sur les démêlés de Mediapart avec le fisc, la vérité est ici  et je l’avais rappelée , quelques jours avant le débat) ni aux mensonges factuels (démonstration là à propos de Notre-Dame-des-Landes), revendiquant un ordre figé face aux désordres créateurs des utopies individuelles et des luttes collectives, bref, illustrant par ses réponses comme par son attitude ce passage en force d’une politique au service des plus riches et des plus forts. Avec le sourire et l’aisance, une politique de classe en somme, inflexible et impitoyable.
 
Pour qui lit régulièrement Mediapart, ce n’est évidemment pas une découverte, et je comprends que l’on puisse se dire : tant d’effort pour n’obtenir que cette évidence ? Mais la politique étant aussi affaire d’émotion, je crois que cet entretien marquera dans ce quinquennat la fin de toute illusion sur l’ambiguïté de cette présidence, son prétendu « en même temps » et son improbable « progressisme ». C’est sans doute pourquoi les commentateurs patentés, éditorialistes conservateurs et autres blablateurs du journalisme de cour, se sont tant acharnés cette semaine à critiquer la forme de cette interview : parce qu’elle avait dévoilé, sans masques ni artifices, le fond de cette présidence. (in Le Club, Mediapart)

 
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