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MOUHAMADOU MBODJ: «On ne gouverne pas contre son peuple»

Samedi 10 Mars 2018

Avec le prétexte de la disparition brutale du coordonnateur général du Forum civil, Mouhamadou Mbodj, nous republions la première partie de l’entretien qu’il nous avait accordé en mai 2016. Toujours plus actuel comme le sera éternellement son discours, notamment sur la gouvernance.


Le «dialogue national» lancé le 28 mai de manière purement institutionnelle, ne vise-t-il pas à enterrer pour de bon les Assises nationales ?
Je ne le crois pas. Il y a eu des résultats majeurs sur les Assises, notamment sur comment changer le Sénégal. Mais sur le dialogue entamé, le document de méthodologie initial n’existe pas. Les Assises avaient réglé cette question. De ce point de vue, il n’y a pas photo (car) ils n’ont pas les mêmes ambitions.
 
C’est quoi l’ambition de ce dialogue version Sall, d’après vous ?
Macky Sall l’a dit : c’est la mise en œuvre des réformes constitutionnelles, il y a des éléments de crise comme l’école, l’enseignement supérieur ; il y a des éléments d’anticipation comme la campagne électorale, la mise en place des intrants, semences, matériels agricoles, la question de la sécurité dans les axes frontaliers, etc. L’agenda de ce dialogue est moins fourni que celui des Assises nationales, ce qui est un deuxième élément de différenciation.

Autre élément de différenciation, c’est des rencontres au sommet, un processus vertical qui respecte la tradition jacobine française. C’est l’élite qui produit et le Président a une centralité dans le processus. Aux Assises, le processus était ascendant, de la base vers le sommet, avec une démarche quasiment de recherche-action à côté. Je me garderai bien de donner un jugement qualitatif sur l’un et l’autre procédé. Ce qui importe, c’est que s’il doit y avoir un résultat, que cela aboutisse à un processus de transformation de la société et de l’Etat. C’est cela qui est significatif.
 
Le Forum attend quoi concrètement de cette initiative ?
Nous nous sommes interrogés même sur sa pertinence et son opportunité ! Quand on regarde les éléments de conjoncture, on se rend compte que Macky Sall a été élu et bien élu en 2012. Benno Bokk Yaakaar a la majorité au niveau du parlement. Macky Sall a gagné les locales en 2014 et il vient de remporter le référendum sur les réformes constitutionnelles. Il a avec lui tous les leviers de pouvoir, la légitimité et la légalité pour gouverner le pays. Alors, quand on regarde ces éléments de conjoncture, on peut se demander pourquoi ce dialogue. Ça, c’est le regard furtif d’un observateur pas trop bien averti.
 
Pourquoi dites-vous cela ?
Pourquoi je le dis ? En filigrane de cela, le pays est presque bloqué. Il y a 62% de l’électorat qui ne votent plus et qui ne croient plus au processus d’élections des dirigeants du pays. Il y a une crise de confiance entre l’élite politique et les citoyens, une désaffection de l’espace politique avec une faible participation aux consultations électorales. Mais cette tendance est antérieure à l’évènement de Macky Sall. C’est une tendance structurelle qui est là depuis Wade. Celui-ci n’a été bien élu qu’en 2000.

Il y a un chercheur économiste à l’université, Cheikh Ahmadou Bamba Diagne, qui a travaillé sur une modélisation et un certain nombre de choses. Il a établi des graphiques sur l’abstention électorale pour montrer qu’il n’y a eu qu’un seul moment de rupture : c’est quand Me Wade a été élu en 2000. Donc depuis l’indépendance, le modèle de gouvernance politique ne mobilise plus les citoyens sénégalais.
 
La faute à qui ?
L’Etat est créé pour régler les besoins des populations, on se rend compte que ces besoins sont mal pris en compte. Le chômage des jeunes est devenu endémique, massif. Le gouvernement lui-même ne croit pas aux réponses qu’il apporte aux questions. L’agriculture qui tenait les chaînes de solidarité sociale dans le pays est en effondrement. Le système industriel a disparu. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce tableau !

En outre, 32 ans de guerre sécessionniste dans le sud du pays, une sous-région en feu : le Mali, la Guinée Bissau, la Mauritanie avec qui nous avons du pétrole et du gaz sur la frontière maritime… Pour moins que ça, des pays sont entrés en conflit. Voilà le tableau global du Sénégal. Si on regarde les facteurs internes, on peut questionner la pertinence et l’opportunité de ce dialogue. Si on regarde les menaces qui environnent le Sénégal, sur le plan sécuritaire, les enjeux autour des nouvelles ressources découvertes, il y a lieu d’élever le niveau de la cohésion nationale, raffermir les liens de fraternité entre les gens, et de rendre l’Etat plus capable en le re-légitimant. On a donné le PSE.
 
Le Plan Sénégal Emergent…
Le Plan Sénégal Emergeant est un élément intéressant en tant que facteur de rationalisation du système économique. Mais les économistes eux-mêmes demandent plus de discussions sur le concept pour mieux le nourrir. Je trouve que c’est bien si on arrive à rationaliser les bases de notre économie, à lui faire donner le potentiel minimum pour les populations. Mais à terme, le PSE ne peut pas être une perspective économique, il ne peut pas être une perspective historique non plus.

Croire en l’émergence économique et lui conférer une autre signification sur la base d’une renationalisation de notre économie dans une économie-monde capitalistique impose de se souvenir qu’il y a une limite : on est une économie capitaliste de la périphérie. C’est une illusion de croire qu’il y a un mouvement d’émancipation économique dans l’émergence, comme lorsqu’on parlait de pays en voie de développement. L’économie-monde capitaliste est une économie figée pour de bon.
 
Oui, mais l’émergence qui est visée, elle va faire l’affaire ?
L’émergence, c’est quelques points d’évolution sauf pour l’exemple de la Chine. La Chine est sortie du système capitaliste, s’est recollée à l’économie-monde, a créé de nouvelles bases historiques d’accumulation primitive du capital, avant de revenir comme moteur économique du monde capitaliste d’aujourd’hui. C’est une économie marchande. L’exemple de la Chine, on n’en voit que ses possibilités d’intervention dans notre économie, on ne l’a pas analysé.

Mais le mouvement historique capturé dans l’idée d’émergence économique, que l’on regarde avec amusement à la télé avec les plans d’émergence pour le Gabon ou le Cameroun, par exemple, cela nous rappelle que, quelques années derrière nous, c’étaient des recettes mises issues des institutions Bretton Woods sur les nouvelles politiques industrielles, agricoles. Elles n’ont pas fait illusion longtemps !

La vérité est que ce sont les économies de la périphérie qui nourrissent les économies du centre, comme l’explique Samir Amine. Donc pour moi, l’émergence ne peut pas être une perspective historique. Elle peut être certes une perspective réaliste de rationalisation de l’économie, mais seulement en considérant qu’on est dans la périphérie.
 
Vous parliez de blocage structurel du pays. Qu’a fait Macky Sall pour le débloquer ?
En changeant une équipe, on doit arriver à changer le système économique, et aussi le système politique. C’était cela le sens des Assises nationales. Mais en affaiblissant la part des Assises dans la révision constitutionnelle, cet enjeu n’est pas pris en compte. Il y a une distorsion entre la centralité du PSE dans la gouvernance publique du pays, et la faible prise en compte de la transformation qualitative de la superstructure, c’est-à-dire la Police, l’Exécutif, le Parlement et la Justice.

C’est cette dissonance là qui fait que le ressenti au niveau des populations n’est pas encore au rendez-vous, mettant en exergue  le doute qui habite celles-ci quant à la capacité de l’élite à produire des réponses concrètes à leur égard. C’est entre autre le refus d’attaquer sérieusement les questions de corruption.
 
Il y avait la promesse de gouverner autrement, vertueusement !
C’est vrai. Dans l’élection de Macky Sall, il y avait une énorme part sur la gouvernance vertueuse à travers le «Yoonu Yokkuté». C’était cela contrat social avec les populations. C’est après que le PSE est arrivé. On devrait même avoir un Conseil d’Etat ressuscité parce que la citoyenneté émergente l’exige pour s’attaquer aux excès de pouvoir de l’Etat. Mais qu’est-ce qu’on constate ? Un affaiblissement pris dans le cadre des engagements du «Yoonu Yokkuté». En démocratie, il y a ce que l’on appelle le principe d’identification.

Ceux qui nous représentent le font sur la base d’un substrat convenu. «Donnez-moi le pouvoir sur la base de mon offre politique. Voilà ce que je ferai au gouvernement, au parlement, pour l’économie, dans le secteur de l’emploi… » Vous ne le faites pas. Arrive un moment où ce principe d’identification, le lien entre gouvernants et gouvernés, est perturbé.

Or, on ne peut pas gouverner contre son peuple ! Ça ne peut pas marcher ! Wade l’a essayé en voulant placer Karim Wade. Ce n’était pas seulement la succession dynastique qu’on décrit sur ses effets beaucoup plus que sur sa cause. La cause, c’est le détournement du contrat signé avec les Sénégalais. C’est une question éthique de fond.
 
Pour l’instant, on en est à une probabilité forte de voir Karim Wade libéré…
Gouverner son peuple, ce n’est pas seulement libérer Karim. Libérer Karim fait partie d’un corpus d’engagements sur la gouvernance politique. Et la traque des biens dits mal acquis en est une dimension. La lutte contre la corruption en est une autre, comme la déclaration de patrimoine. L’arrêt de la traque devrait être plus scandaleux que les négociations pour libérer Karim Wade, nous l’avions déjà dit. Le fait qu’on ait bloqué la liste des «25» de l’ex-procureur Alioune Ndao, et que l’on envisage d’élargir Karim Wade, on devait savoir que tôt ou tard les gens s’interrogeraient sur la logique qui est derrière cela. On nous avait dit : «c’est tout le monde», maintenant c’est un règlement de comptes. Le problème commence avec l’arrêt de la traque et la libération de Karim Wade n’en serait qu’une conséquence.
 
L’arrêt du processus de la traque ne s’explique-t-elle pas plus aisément par le fait que Macky Sall lui-même est un homme du système ? N’est-ce pas une entreprise de survie personnelle ?
Il y a un paradigme : pour avoir les changements attendus par les Sénégalais, il faut non seulement prendre le pouvoir, mais il faut détruire le système qui a servi à l’élite. Ensuite, quand on est le produit du système, est-ce qu’on est capable de faire cela ?

Dans notre jargon à l’interne au Forum civil, nous discutons sur deux concepts aujourd’hui. On dit qu’il y a une «technostructure prédatrice» qui est là depuis l’indépendance. Sa raison d’être est de capturer les ressources à partir de son positionnement au niveau de l’Etat, de s’enrichir. Le coup d’arrêt de cette réalité, de ce mécanisme, c’est lors de l’alternance de 2000. L’élite qui était au pouvoir à cette période a perdu ses positions de contrôle et d’enrichissement, elle a été obligée de se redéployer quand Wade est arrivé.

Wade est arrivé avec ce que nous appelons la «zéro-structure», des gens qui n’étaient pas dans le système et qui n’en étaient pas le produit. Là-dedans, il y avait des gens qui avaient du talent, et d’autres qui étaient des politiciens professionnels.
 
Mais ils n’ont rien changé !
Ces gens ont répété les mêmes schémas que l’élite traditionnelle dont ils ont écarté les membres. La deuxième alternance a ramené aux affaires une partie de la première élite car leur dessein était de contrôler l’Etat et le système de redistribution des opportunités économiques, et de s’éterniser au pouvoir. Une partie de cette élite s’est hyper radicalisée dans le discours – je ne voudrais pas donner de noms. Mais pour qu’on ait des résultats dans le renouveau de la gouvernance, accroître le potentiel économique du pays et améliorer le processus de redistribution sociale, il faut que l’élite arrivée au pouvoir soit en mesure de casser de casser ce système.

Mais comme vous le dites, quand on est une zéro-structure dans la technostructure prédatrice, la question du changement de système ne se pose même pas. Dans la zéro-structure qui est arrivée au pouvoir, il y en a qui viennent des daara (ndlr : écoles coraniques), de l’université, de la diaspora et d’autres horizons, et qui ne sont pas le produit du système. Ils avaient plus de distance vis-à-vis du pouvoir que la technostructure prédatrice.

On peut mettre Macky Sall dans ce lot en tant que fils d’un gardien d’école, socialement membre de couches très populaires, ayant fait ses études dans l’école publique du primaire à l’université. Il pourrait incarner une reconstruction d’une élite intègre, éthique, et donner cette chance à des milliers de jeunes sénégalais.
 
Macky Sall reste quand même un pur produit du système même s’il est issu de milieux modestes.
Oui, mais là c’est l’analyse sociologique. Objectivement, il vient des couches populaires, mais il vient de l’élite politique du Parti démocratique sénégalais. C’est cela qui permet de placer un bémol sur cette analyse. Il a été en ancrage dans les lieux d’incubation du Pds. Qui a été plus prédatrice, qui a prélevé plus de ressources publiques, qui a plus aidé au dysfonctionnement de l’Etat, qui a plus aidé à l’ancrage d’un système néo-patrimonial de gestion des affaires publiques ? Ce sont les grandes questions. On peut avoir été dans cette élite politique et avoir l’engagement de ne pas reproduire le modèle.
 
Tout de même, vu son parcours politique, il ne pouvait pas ignorer qu’il ne pourrait pas bouger le système. La preuve est maintenant sous nos yeux.
Il faut combiner les données objectives. Il est né dans des segments de la vulnérabilité sociale. Je suis d’accord que cela ne donne pas mécaniquement la conscience historique de ce qui est attendu de vous aujourd’hui. Ces données objectives, sociologiquement, socialement, jouaient en faveur d’une prédiction, d’une capacité de s’éloigner du système, et de replacer ce système comme l’avaient préconisé les Assises en l’aidant à servir le plus grand nombre de citoyens.

Mais il y a toujours les données subjectives : son ancrage dans le Pds qui était un lieu de contre-valeurs, dans tous les mauvais coups de l’Etat, les combinaisons, etc. Ces deux types de données agrégées n’ont pas permis à Macky Sall de jouer la carte qui était attendue de lui.
 
En plus, il venait de la gauche, d’And Jëf précisément. Que lui a-t-il manqué ?
Justement, And Jëf était une base pour le propulser vers une meilleure compréhension des enjeux historiques de la période. Il a manqué de plusieurs choses. Le système a encore résisté. Abdou Diouf a connu une résistance plus forte, et il a exprimé plus de volonté politique que Macky Sall afin de changer le système. A propos des lois sur l’enrichissement illicite, mais c’est le Parti socialiste qui a eu raison de Diouf. Il a capitulé ! Le système a vaincu sa volonté de le transformer. C’est toute la dialectique entre l’acteur et le système. Wade a accéléré le détournement du système en faveur des pratiques corruptrices. Macky Sall a fait illusion depuis quatre ans, mais visiblement on est en train de basculer sur un nouveau paradigme.
 
C’est-à-dire ?
Si on confirme que Karim Wade va être libéré, qu’on a arrêté la traque contre les membres de la liste des 25, ce serait une renonciation à une partie du contrat social. Et à partir de ce moment, se posera le problème de son lien avec ceux qui l’ont élu. Ce lien va être perturbé par le fait que ces populations ont fait partir Wade pour lui confier le pouvoir, au moment où sa famille politique avec qui il discute aujourd’hui l’avait humilié, chassé de la présidence de l’assemblée nationale, lui déniant toute légitimité, et mis à la marge.

Le peuple est allé le prendre dans son isoloir politique et social pour lui donner une nouvelle responsabilité historique. Renoncer à cet engagement, c’est donner raison à Wade qui disait que le peuple s’est trompé en élisant Macky Sall. J’ose espérer que les balbutiements qu’on voit avec les exfiltrations de Bibo Bourgi, Mamadou Pouye et autres ne voudraient jamais dire une renonciation. J’ose espérer car s’il ne le comprend pas, il est en train de creuser sa propre tombe. Et son prochain adversaire sera le Pds dans les prochains combats électoraux.
(A suivre)
 
 
 
 
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