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LOI ANTI-TABAC

Lundi 6 Juin 2016

Philip Morris & Cie résistent toujours (1)Qui protège les industriels du tabac au Sénégal ? La question émane des associations de lutte contre le tabagisme, indignées que le statu quo prévale encore plus d’un an et demi après le vote d’une loi contraignante par l’assemblée nationale pour limiter les dégâts de la cigarette dans la société. Mais selon la ministre de la Santé Eva Marie Coll Seck, l’entrée en vigueur de la loi n’est plus qu’une question de temps.


Quartier chic des Almadies à Dakar. Dans une salle d’un bel immeuble presque perdu dans un désert rocailleux et sablonneux qui sourit à l’océan atlantique, les discussions sont franches entre une quinzaine de journalistes et des activistes de la lutte contre l’usage du tabac au Sénégal. Objectif de cet atelier : rendre plus efficace l’action de la presse contre un «fléau qui tue de plus en plus de jeunes et qui appauvrit de plus en plus les pauvres».
L’ambiance est détendue autour du Pr. Abdoul Aziz Kassé, chirurgien et cancérologue célèbre devenu bête noire des industriels du tabac, et de Massamba Mbaye, journaliste, expert en communication en charge de la stratégie média au sein de l’association « Prévenir ». Le vote historique de la loi contre le tabac par l’assemblée nationale, en mars 2014, c’est un peu leur bébé à eux, en compagnie d’autres entités de la société civile sénégalaise, tous regroupés dans la Ligue sénégalaise contre le tabac (Listab).
Mais dix-neuf mois plus tard, un goût d’inachevé très perceptible enfume le Pr. Kassé et ses compagnons de lutte de la société civile. « Nous sommes amers car figurez-vous que depuis le 14 mars 2014, il n’existe aucun décret d’application de cette loi que beaucoup de pays nous envient, peste le cancérologue. Or, sans dispositions légales concernant la fabrication, le conditionnement, l’étiquetage, la vente et l’usage du tabac, il est impossible d’appliquer et de faire appliquer cette loi de la République. »
« Urgence »
Aujourd’hui, l’urgence est de pousser le gouvernement à écrire neuf (9) décrets et lois pour donner une portée réelle à la loi. « Il est de la responsabilité de l’administration sénégalaise, devant une loi de la République votée par l’assemblée nationale, d’en définir les modalités d’application à travers des décrets et des arrêtés, rappelle le Pr. Kassé. Le Président de la République a sans doute quelque chose à faire, mais il appartient aux ministres concernés d’écrire les décrets et les arrêtés et qu’ensuite ils les fassent remonter pour signature et promulgation
En réponse, le Pr Eva Marie Coll Seck, ministre de la Santé et des affaires sociales (MSAS), a rassuré sur les intentions du gouvernement en dépit des lenteurs liées à la bureaucratie. La loi sera bel et bien appliquée d’ici au début de l’année 2016. Mieux, les autorités seraient même dans la dynamique de regrouper les neuf décrets en un seul.
« Situation critique »
A Dakar, dans sa banlieue et dans les autres villes de l’intérieur, le spectacle de jeunes avec un bâtonnet de cigarette entre les doigts est devenu un rituel banal. C’est que l’usage du tabac s’est largement démocratisé dans toutes les couches sociales, en particulier chez les jeunes et les pauvres. Dans un entretien à Irinnews, le site d’information en ligne des Nations-Unies, le Pr Ahmadou Dem, chirurgien-oncologue à l’hôpital Aristide Le Dantec de Dakar, s’émouvait des dégâts dramatiques du tabagisme avec « une augmentation du nombre de cancers du poumon, du larynx, du pharynx, de la vessie et du pancréas. »
Philip Morris International, présente au Sénégal où il détient plus de 40% du marché du tabac, n’en disconvient pas. « Les produits du tabac, notamment la cigarette, sont dangereux et entraînent une dépendance. Le corps médical et scientifique a prouvé que la cigarette est à l’origine du cancer du poumon, de maladies cardiaques, de l’emphysème pulmonaire et d’autres maladies graves », lit-on sur le site de la compagnie.
Mauvaise surprise avec Wade
Ces constats n’échappent pas aux associations locales de lutte contre le tabac, de plus en plus offensives, décidées à en finir avec un statu quo qui risque, selon elles, d’annihiler tous les efforts entrepris depuis plusieurs années. Déterminées, mais aussi et surtout inquiètes au vu du cheminement emprunté par un premier texte de loi initié sous le régime de l’ancien président Abdoulaye Wade.
« Au lendemain de la signature de la convention-cadre des Nations-Unies contre le tabagisme, le gouvernement devait en transcrire les dispositions en loi, explique le Pr Kassé. Il ne l’a pas fait. La société civile a dû s’impliquer en 2008 pour rédiger elle-même une loi et la mettre à la disposition du ministère de la Santé. Mais entre 2008 et 2012, il ne s’est rien passé », s’insurge-t-il. Pour les anti-tabac, ce sont quatre années de perdu. C’est le changement de pouvoir en mars 2012 qui a remis les choses à l’endroit. « Il a fallu l’arrivée de Macky Sall à la présidence et du Pr Awa Marie Coll Seck à la Santé pour que le processus soit repris », souligne le Pr Kassé.
Cependant, quelques mauvaises surprises attendaient les associations anti-tabac. Elles  se rendent compte très vite que « leur » projet de loi avait fait l’objet de modifications substantielles par l’administration Wade. « L’interdiction de la publicité, de la promotion et du parrainage, la non-ingérence de l’industrie du tabac dans la définition des politiques de santé,  le principe d’une forte taxation de la cigarette pour décourager les fumeurs, l’organisation des espaces-fumeurs, etc. », énumère le Pr Kassé.
L’Etat capte 30 milliards sur 105 milliards FCFA par an
Il est vrai qu’à cette époque, le gouvernement sénégalais était aux bons soins de l’industrie du tabac. Celle-ci rapporte en effet au Trésor public un pactole annuel estimé à une trentaine de milliards de francs Cfa sur les 105 milliards de francs Cfa captés par les compagnies. En octobre 2009, le dernier Premier ministre de Me Wade, Souleymane Ndéné Ndiaye, inaugurait en grandes pompes l’usine flambant neuve de Philip Morris Sénégal à Pikine, la grande banlieue de la capitale sénégalaise. Et deux ans plus tard, rapportait un acteur de la croisade anti-tabac, Me Abdoulaye Wade demandait qu’il lui fût présenté les « preuves » de la nocivité de la cigarette avant tout soutien à la « cause » !
Aujourd’hui, les organisations de la société civile ont choisi de privilégier l’efficacité et la réactivité pour que la loi soit enfin promulguée. D’où les priorités déclinées par le Pr Kassé et relatives aux dispositions qui avaient été extraites du projet de loi originel. En sus, le président de la Listab et ses compagnons insistent sur l’importance de deux autres orientations. Ainsi du message d’avertissement que la loi exige d’inscrire sur les paquets de cigarettes.
Selon le président de la Listab, l’inscription « L’abus du tabac est dangereux pour la santé » est une escroquerie. « C’est un message faux : c’est l’usage du tabac qui est dangereux », dit-il. Ainsi également de l’illettrisme. « Etant donné que seuls 37% des Sénégalais savent lire et écrire en français, il faut plutôt des avertissements sanitaires en couleur, sur les deux faces du paquet de cigarettes, soit 70% de la surface. »
Curieusement, pour son argumentaire pro domo, Philip Morris évoque également la question des « preuves » soulevée par Me Wade. « Afin d’être efficace, la politique de réglementation relative au tabac doit s’appuyer sur des preuves, s’appliquer à tous les produits du tabac, et devrait prendre en compte les opinions de toutes les parties prenantes légitimes… ».
Espaces fumeurs
Le principe d’aménagement des espaces-fumeurs dans le service public est un autre élément de confrontation entre le mouvement anti-tabac et l’industrie du tabac. « On a été tristement surpris de constater que l’autorité de gouvernance sanitaire s’est arc-boutée sur une disposition qui permette l’existence d’espaces fumeurs. Mais cette sorte de concession n’est pas fortuite », s’indigne le Pr Kassé. Selon lui, « un document de l’industrie du tabac tombé entre nos mains montre que lorsque vous allez en négociation pour un projet de loi, acceptez de tout perdre sauf de laisser faire des espaces 100% non fumeur. » Et pour cause, ajoute-t-il, accepter cette perspective « diminue les ventes de 15%  et augmente de 84% les tentatives d’arrêter de fumer. » Déplorant que les vendeurs de cigarettes aient pu « obtenir gain de cause », le Pr Kassé clame que les espaces-fumeurs doivent obéir à des normes bien précises.
En face, Philip Morris Sénégal réclame un « fonctionnement légal du marché du travail »  sans les « obstacles inutiles » qui freinent le dynamisme du secteur. Pour la firme mondiale, il n’est donc pas question d’accepter des mesures comme « l’emballage générique, les interdictions d’affichage dans les points de vente, les interdictions totales de communication destinée aux consommateurs adultes et les interdictions relatives à l’utilisation de tous les ingrédients des produits du tabac. »
La hausse en question
Par ailleurs, les compagnies de tabac mettent en garde les autorités contre toute hausse des taxes sur le tabac. Une telle mesure serait égale à des « pertes de recettes nettes » pour les finances publiques, soulignent-elles. « C’est un mensonge, rétorquent les associations anti-tabac. Au Sénégal, on en est seulement à 40-45% de taxation sur le prix de revient sorti usine, contre 125% au Ghana. » En réalité, explique le Pr Kassé, « dans les pays en développement, 75% des prix du tabac reviennent aux industriels et 25% seulement aux Etats. » D’où l’urgence, selon lui, d’inverser la tendance pour être dans le tempo des pays développés avec « 75 à 80% du prix de la cigarette » qui tombent dans les caisses publiques.
Face à un gouvernement qui a beaucoup de projets à financer dans le cadre du Plan Sénégal Emergent (PSE) sans en avoir forcément les moyens, les associations anti-tabac « conseillent » à l’Etat d’aller trouver l’argent là où il y en a. « Ceux qui ont des comportements à risques doivent payer », tranche le cancérologue, qui ajoute que « les coûts médicaux du tabac, à eux seuls et d’après nos propres calculs, sont de 51 milliards de francs Cfa. »
(1). Article que j’avais écrit dans le magazine panafricain « Matalana » en avril 2015
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