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Système d’enseignement supérieur et de recherche au Sénégal : Les perspectives offertes par l’innovation

Samedi 21 Avril 2018

Dr Cheikh Abdou Lahad Thiaw
Dr Cheikh Abdou Lahad Thiaw
Depuis plusieurs décennies, le système d’enseignement supérieur sénégalais, jadis considéré comme un modèle d’excellence générateur de ressources humaines de qualité, paraît avoir perdu de son ardeur et demeure gangréné par des écueils de tous ordres. Ces problèmes touchent aussi bien les aspects structurels que fonctionnels, voire stratégiques. Si des efforts ont été entrepris pour améliorer la qualité de l’enseignement et le bien-être des acteurs impliqués (enseignants et étudiants notamment), force est de constater que beaucoup restent encore à faire pour les consolider, notamment pour améliorer le devenir des étudiants une fois le stade post-formation atteint, en développant leur aptitude à l’accès à l’emploi.
 
Dès lors, l’université sénégalaise se trouve aujourd’hui à un tournant historique de son cadre d’évolution qui impose à l’action publique, l’option de choix stratégiques et opérationnels majeurs pour assurer la sauvegarde de sa mission universelle. Il s’agit, soit d’entreprendre des démarches lui permettant de retrouver ses vocations d’acteur principal de l’avancée desconnaissances (création, transmission et diffusion des savoirs) et de pourvoyeuses de mains-d’œuvre qualifiées, ou de le laisser se perdre dans les travers de l’abîme et du déclin inéluctable qui le guette.
 
Cette situation demeure et s’explique par l’absence de moyens que revendiquent avec insistance enseignants-chercheurs et étudiants, mais aussi par le manque de productivité de la recherche académique et le renoncement d’une partie des enseignants-chercheurs à leur mission didactique de transmetteurs du savoir par la recherche. À cela s’ajoutent les problèmes d’échec en cours de formation (dus en grande partie aux mauvais choix d’orientation), les difficultés socioéconomiques et d’accès à l’emploi, et le départ des meilleurs étudiants vers les pays occidentaux (fuite des cerveaux).
 
De la même manière, au moment où des milliers de nouveaux bacheliers frappent chaque année aux portes des universités publiques sénégalaises, et que les effectifs des institutions d’enseignement supérieur demeurent pléthoriques, la cascade de retraites d’enseignants-chercheurs qui devrait se poursuivre pour atteindre près de 500 départs à l’horizon 2025 (d’après le laboratoire de Recherche sur les Transformations Économiques et Sociale – Lartes-Ifan), ne présage pas d’un avenir meilleur, à moins que des initiatives rectificatrices pertinentes soient émises par les autorités
 
Ces problèmes requièrent des solutions et c’est à l’action publique gouvernementale qu’il incombe de réagir de manière opérante.
 
La situation est donc telle et les récents problèmes de fraudes aux examens (session du baccalauréat 2017), d’orientation des bacheliers ainsi que le phénomène des grèves perpétuelles qui ressurgissent à l’entrée de l’année universitaire 2017-2018 ne semblent pas augurer d’une suite très encourageante. Il revient donc à l’État sénégalais de prendre les mesures stratégiques et opérationnelles idoines afin d’infléchir cette tendance globale et accorder plus de confiance en la jeunesse et l’avenir du pays.
 
Bien sûr, des efforts sont d’ores et déjà déployés et d’autres sont en perspectives. On peut noter parmi ceux-ci, l’élargissement de la carte universitaire du pays et la mise en place d’organismes visant le renforcement de la qualité de l’enseignement et de la recherche. En effet, le Sénégal se dote actuellement « de grandes universités orientées vers l’excellence » et « ambitionne de s’offrir des moyens de rivaliser avec les meilleures du monde » (Université Amadou Moctar Mbow— UAM, Université du Sine Saloum El Hadji Ibrahima NIASS — USSEIN). On trouve aussi le projet de déploiement d’un réseau d’Instituts Supérieurs d’Enseignement Professionnel (ISEP), la création d’Espaces Numériques Ouverts (ENO) au profit de l’Université Virtuelle du Sénégal (UVS) ainsi que la mise en place de Centres de Recherche et d’Essai (CRE). Ajouter à tout cela la création de l’Autorité Nationale d’Assurance Qualité (ANAQ) de l’enseignement supérieur et le projet d’implantation de la Cité du savoir (CDS). Certes, ce n’est pas suffisant, mais une marche en avant certaine est actuellement engagée.
 
En effet, il faudra non seulement optimiser l’usage des ressources matérielles et humaines existantes, mais aussi préparer une appropriation parfaite des infrastructures en phase de déploiement actuellement dans le pays. Pour cela, « il convient aussi de centraliser l’amas d’atouts à portée des acteurs socioéconomiques pour procéder à une exploitation judicieuse de ces ressources et infrastructures pionnières »[[1]]url:#_ftn1 .
 
De même, on peut également s’interroger sur les orientations de ces ressources novatrices et sur les mécanismes d’opérationnalisation qui seront mis en œuvre pour leur utilisation efficace et efficiente. Cet usage efficace ne se décrète pas, car le seul fait de disposer d’infrastructures de qualités ne suffit pas à faire passer le cap nécessaire. Il est essentiel que la disposition de ces « fondations » s’accompagne d’une disponibilité de ressources humaines de qualités possédant les compétences modernes requises.

C’est pourquoi il est nécessaire d’innover dans tous les domaines afin d’être en phase avec les exigences inéluctables en matière de pratiques managériales, de méthodes pédagogiques et de procédés organisationnels. Ainsi, de l’organisation des institutions à la formation des étudiants(es) en passant par la recherche, l’innovation et l’entrepreneuriat, les enjeux dans le système sénégalais d’enseignement supérieur et de recherche abondent et restent actuellement pour certains, sans réponses.
 
Qu’apporte concrètement l’innovation comme solutions aux problèmes
 
Considérée sous l’angle du domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche, il convient d’emblée d’interpeller l’innovation comme une démarche alliant à la fois la notion de réforme et la notion de recherche. De fait, l’innovation fait l’objet d’un certain nombre d’enjeux qui peuvent être situés grâce à l’analyse de trois dimensions cumulatives : vocationnelle, organisationnelle et« délimitative ».
 
La dimension vocationnelle ou fonctionnelle s’intéresse aux missions de l’enseignement supérieur en matière de systèmes de valeurs, d’articulation axiologique et du rôle à jouer dans la société (former, qualifier et professionnaliser les individus, inculquer une culture générale) ainsi que dans l’avancée des sciences (recherche scientifique et appliquée, avancée des savoirs).
 
Quant à la dimension organisationnelle ou structurelle, elle se rapporte aux procédés d’innovation à adopter dans les institutions d’enseignement supérieur en faisant référence aux mécanismes d’apprentissage, aux enjeux de changement au sein des institutions et aux conditions de l’innovation.
 
La dimension « délimitative » ou évaluative permet de jauger de la réussite ou non des innovations. Elle s’intéresse en particulier aux critères d’évaluation, à des niveaux à la fois internes (approbation et adhésion des agents, bien-fondés et légitimités des changements organisationnels…) et externes aux organisations (pertinence, efficacité, équité…).
 
L’innovation se veut un concept protéiforme. Un processus d’innovation unique n’existe pas. Cette multiformité lui accorde des apparences et des inclinations particulières en fonction du contexte ou du domaine d’utilisation.
 
Il est ici moins question d’innovation pédagogique pure que d’une innovation en lien avec l’entrepreneuriat, la promotion de l’emploi et la trouvaille de technologies novatrices, de nouveaux produits ou des procédés originaux. L’innovation pédagogique fait référence à l’adoption d’un changement visant à améliorer les pratiques d’apprentissages des étudiants à travers une transformation des procédés d’enseignement usités, mais aussi une modification des parcours de formation proposés pour encadrer ces procédés. L’innovation en enseignement supérieur est nécessaire et son développement incombe au ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et d’innovation (MESRI), mais encore faut-il s’assurer de la pertinence des choix et de la justesse du moment (que faut-il changer au juste et comment s’y prendre? par où commencer et enfin que faudra-t-il pour pérenniser les changements adoptés?).
 
Dans le monde des entreprises, innover signifie introduire dans le marché des produits ou services nouveaux, ou adopter des procédés organisationnels novateurs. De manière générale, l’innovation est soit tirée par le marché, c’est-à-dire développée en fonction des besoins du marché, du comportement des utilisateurs ou de critères économiques, soit « poussée » par les avancées permises par les technologies. C’est cette seconde catégorie qui est, pour la plupart, conçue dans les laboratoires des universités et les organismes de recherche publics.
 
Dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche, cette innovation se décline selon une vision globale qui met en tension 3 axes stratégiques : le développement d’une culture de l’entrepreneuriat et de l’innovation, la création d’un dialogue permanent entre la recherche universitaire et les entreprises et le choix d’actions prioritaires à valoriser. De ce fait, l’action publique gouvernementale sénégalaise devrait parier sur la mise sous tension de ces trois axes vectoriels pour développer l’innovation dans l’enseignement supérieur et la recherche. Cette action, censée être confiée au Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) devrait s’intégrer dans une vision plus large greffée dans un Système National d’Innovation (SNI) suscité et incarné par l’État lui-même.
 
Les trois axes vectoriels de l’innovation dans l’enseignement supérieur et la recherche
 
L’État du Sénégal doit mettre en œuvre des actions concrètes pour instaurer une certaine culture de l’innovation et de l’entrepreneuriat (1), créer des mécanismes de collaboration entre la recherche universitaire et les entreprises (2) et fixer les défis prioritaires, c’est-à-dire définir une stratégie nationale de recherche agrémentée d’approches favorisant l’innovation (3). À ces actions s’ajoute, bien sûr, la vulgarisation d’un développement de l’innovation pédagogique, c’est-à-dire l’usage des nouvelles technologies en tant qu’outils d’appui à l’apprentissage et à la formation.
 
Développement d’une culture de l’entrepreneuriat et de l’innovation (1)
 
Le développement d’une culture d’innovation et d’entrepreneuriat dans le monde de l’enseignement et de la recherche apparaît comme une volonté de changement de paradigme de valeurs et de critères d’orientations procédurales. Il s’agit d’une part d’imprimer auprès des acteurs universitaires (enseignants, chercheurs et étudiants) un esprit d’innovation et de la créativité, d’autre part, de leur inculquer un sens de l’entrepreneuriat. Cela nécessite de toucher aux conditions-cadres du système d’enseignement et de recherche (c’est-à-dire l’offre de formation des universités, les programmes de recherche) et de développer l’entrepreneuriat universitaire et la création de start-up par des étudiants.

Il s’agit pour le premier point d’orienter l’offre de formation des universités en y introduisant des programmes visant les connaissances dans le domaine de l’entrepreneuriat et l’innovation dans toutes les filières de l’enseignement supérieur, notamment dès l’année de Licence, et non pas uniquement à partir des années de masters spécialisés. L’objectif est de généraliser dans l’enseignement supérieur sénégalais, la diffusion de la culture entrepreneuriale et d’innovation auprès des jeunes étudiants.

Pour le second point, il s’agit de susciter la mise au point de projets par les étudiants pour favoriser le passage à l’acte des jeunes diplômés désirant créer leur propre entreprise.
À cette double action, s’accompagne le besoin de création d’organismes dédiés à l’accompagnement et à l’aide à la création d’entreprises innovantes. Cela passe par la création d’incubateurs d’entreprises[[2]]url:#_ftn2 et la mise en œuvre de dispositifs de soutien aux étudiants aspirant à devenir entrepreneurs.

De manière extrapolative, rentrent aussi dans ce cadre d’autres mesures à entreprendre pour accompagner l’ouverture vers une certaine culture de l’innovation et de l’entrepreneuriat. Il s’agit de développer les formations pluridisciplinaires pour provoquer auprès des étudiants une ouverture d’esprit et de la créativité : consolidation de l’encadrement des étudiants en stage d’entreprises, développement du travail d’équipe, création d’espaces de travail collaboratifs…

De même, pour complémenter ces mesures, le développement d’offres de formations novatrices ciblant des compétences d’innovation et de transferts (de technologies, de compétences) apparaît indispensable.
 
Création d’un dialogue permanent entre la recherche universitaire et le monde de l’entreprise (2)

Le développement de l’innovation, notamment technologique, passe par un rapprochement entre les entreprises et le monde universitaire. Cela permet de renforcer la recherche technologique et de faciliter les transferts de connaissances, de compétences et de technologies.

Dans ce contexte, la place prioritaire que le MESRI devrait occuper dans un système national d’innovation lui imposera d’infuser des actions en faveur de celui-ci, à travers un décloisonnement des pratiques des acteurs visant à susciter un dialogue permanent entre la recherche et les entreprises.

Du point de vue étatique, cela passe également par le soutien à apporter aux laboratoires de recherche, la mise en place de plates-formes collaboratives de transfert technologique et le financement de projets de recherche.
 
Définition de défis stratégiques prioritaires (3)
 
Le troisième axe consiste à agir pour l’innovation en mettant en place un plan national basé sur l’option de choix de priorités cohérentes. Il s’agit de fixer des défis à atteindre en matière d’innovation et de technologies, à l’instar des modèles développés en la matière dans la plupart des pays avancés : États-Unis (Plan Obama "advanced manufacturing parternship"), Allemagne (la High Tech Strategy 2020), Royaume-Uni (Le "Eight Great Technologies"), Japon (Le Programme Rebirth), France (Agenda stratégique de la recherche "France Europe 2020", avec la fixation de dix grands défis).

Il s’agit de cibler des secteurs stratégiques à prioriser (par exemple la santé, les TIC, les énergies renouvelables…) à travers la fixation de grands défis et par la dotation d’enveloppes de financement « balisées » en fonctions des actions du MESRI, en collaboration avec le ministère des Finances et d’autres ministères concernés par les secteurs stratégiques prioritaires visés. C’est une démarche visant à orienter opportunément la recherche universitaire sénégalaise pour tracer le visage de l’économie nationale de demain du pays.
 
Par Dr Cheikh Abdou Lahad Thiaw
Enseignant-chercheur et Expert-Consultant
Contact : cheikh.thiaw@gmail.com
 
[[1]]url:#_ftnref1 Source : De l’auteur Cheikh A. L. Thiaw, « L’innovation localisée pour le développement économique du Sénégal », Éditions L’Harmattan, 2018, Paris.
[[2]]url:#_ftnref2 Un incubateur d’entreprise est un organisme d’accompagnement de projets de création d’entreprise. Il offre à ces membres une panoplie de services d’appuis allant de l’hébergement, au conseil et au financement pendant les phases d’émergence de la société.
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