Depuis son indépendance en 1960, le Sénégal semble pris au piège d'un éternel recommencement. Les promesses de rupture se sont succédé, de Senghor à Diomaye Faye, sans pour autant altérer fondamentalement un système dont les rouages sont ancrés dans le paraître, l’ostentation et un mimétisme culturel qui, selon Cheikh Anta Diop, a durablement inoculé un «poison culturel» dans le mental collectif. Ce phénomène crée un décalage entre les aspirations de changement et la réalité des comportements, où la forme l'emporte souvent sur le fond.
Le paradoxe d'une administration en mutation
L’État sénégalais affiche une ambition de modernisation indéniable, comme en témoignent l'Agenda Sénégal 2050 et le Plan d'Actions Prioritaires (PAP) Ajusté 2025-2029. De grands chantiers, tels que le pôle urbain de Diamniadio, le Train Express Régional (TER) ou encore le port en eau profonde de Ndayane, illustrent cette volonté dans la continuité de l’État et le continuum des grands chantiers du président sortant, Macky Sall.
Pourtant, cette effervescence masque une inertie structurelle profonde, comme en témoigne la lancinante et récurrente problématique des eaux pluviales (pas de retenue d'eau à part quelques bassins non sécurisés) et leur phénomène d'inondation généralisée. La multiplication aussi des projets dans l'abandon d'autres et les réformes successifs et multipliés sont tous à part égale source souvent de paralysie et de l'inexécution des décisions prises au plus haut niveau. Tous ces travers systémiques et holistiques empêchent un vrai aggiornamento de l'administration centrale. Là où se trouve le mal sénégalais réside aussi les chevauchements d'objectifs et de notifications qui peuvent émaner de plusieurs sources à la fois sans que l'on puisse distinguer l'imperium. À signaler aussi un manque de reporting systématique et transparent par devoir et obligation. Ce qui peut beaucoup léser et causer des audiences et des rendez vous demandés et rejetés sans motif. Contre toutes ces incohérences, il y a à sévir au plan budgétaire pour en limiter l'impact réel.
Dans cet esprit, convoquons le philosophe Alassane Ndaw, pour qui, c'est le signe qu'un État, hérité des structures coloniales, peine à transformer son mode de fonctionnement pour servir de manière efficace les intérêts de sa propre population. Effectivement ! Dans la mesure où l’administration sénégalaise, dans son fonctionnement, est loin d'être un moteur de rupture, mais agit plutôt et paradoxalement comme un frein à toute rupture d'avec les mauvaises pratiques d'écrire. Elle préfère, de la bourse étudiante aux salaires des enseignants, maintenir ces pratiques sous n'importe quel régime pour perpétuer un système de prédation des ressources publiques de facon impunie et par connivence collective par un cercle restreint de connaissances proches. Ils contredisent à souhait et à volonté l'ambition gouvernementaux affichée par un consortium d'hommes politiques qui est venu les trouver sur leur propre terrain même si les.décisions ne leur appartiennent pas. Ils tiennent à affirmer à ces politiques qui se disent "Homme d’État" qu'ils ont part active dans l'élaboration de la prise de décision et son application budgétaire et matérialisée. C'est ce qu'on appelle dans le jargon de l'analyse systémique le pouvoir des "petits fonctionnaires".
L’Homo senegalensis : une vie de spiritualité et des failles éthiques
Sur un tout autre plan, parlons à présent de l'identité sénégalaise, notre substratum. Ce avec quoi nous avons été faits Sénégalais. Le moule commun qui nous a façonné âme de sénégalais avec un tréfonds culturels des plus raffinés. Elle se remarque, cette identité remarquable, par une spiritualité profonde tournée vers Dieu mais avec beaucoup de variantes qui spécifient chacun, chacune, dans sa foi basique, c'est-à-dire les clés qui nous ont permis de bâtir un background spirituel dans une des tarikhas ou en dehors et qui fait qu'on s'accepte entre croyants musulmans et chrétiens et non croyants. Une tolérance exceptionnelle qu'on exprime dans la vie de tous les jours à travers la teranga ou l'art de recevoir l'hôte, le passant, l'étranger, le réfugié, le démuni, l'handicapé, le contri, la victime, la veuve, l'orphelin et le voyageur en détresse. Une praxis sociocollective, au fil des siècles, qui nous a permis toutes sortes de métissage et des alliances matrimoniales. Jusqu'aux Libano-syriens, les Capverdiens et les Guinéens des deux Guinées, il n'en va pas d'un seul peuple au monde où le sénégalais ou la sénégalaise n'a des liens qui remontent. Cette longue tradition de coexistence culturelle, religieuse et pacifique des différentes familles et groupes confessionnels a milité pour la stabilité politique depuis 1960. Le conflit casamancais n'a d'ailleurs jamais pu avoir de volume rien que par l'existence de cette stabilité dans la cohésion sociale.
Cependant, cette spiritualité tend aujourd'hui à changer le visage de cette coexistence en dénaturation l'esprit de tolérance. On accorde plus de crédit à l'ostentation, à l'impudicité et à l'impénitence en toute impunité. Les agressions deviennent courantes et banalisées, les cambriolages et les vols qualifiés avec arme croissent en même temps que les meurtres et assassinats de femmes se multiplient. Des crimes macabres qui sont encouragés par les médias et les réseaux sociaux dans leur Teuss contribuant à routiniser ces faits divers. Ce qui se traduit par une tolérance sociale aux crimes, aux détournements de fonds et à la corruption. Cette contradiction, l'anthropologue Djibril Samb l'analysait comme le symptôme d'un «brouillard néocolonial», un état de fait où l'État post-colonial est «capturé par d’étranges puissances financières avec la participation active de l’État néocolonial». Le citoyen sénégalais se trouve ainsi pris dans un écheveau de valeurs où l'éthique de la responsabilité est souvent mise à l'épreuve par la fascination pour le gain rapide et le culte de l'apparence. Le tape-à-l'oeil, le m'as-tu-vu sont devenus les seuls critères de promotion, de considération et d'ascension. Le buzz recherché est partout la norme.
Une succession de leaders, l’éternel retour du même
Une évolution de la société sénégalaise qui n'a pas défendu que des seules populations. Mais leurs mandataires politiques élus dirigeants ont fait l'histoire politique du Sénégal depuis l'indépendance. Ils se sont illustrés, sous chaque régime, d'une manière parfaite ou imparfaite selon les sondages d'opinion réalisés auprès d'échantillons sélectionnes. Cette difficulté à rompre avec l'ordre colonial a plongé l'État sénégalais dans un modélisme cosmétique à l'image des grandes démocraties qui ont toujours parrainé ces ou "leurs" présidents, sans jamais chercher à les affranchir des schémas coloniaux préexistants.
À commencer par Léopold Sédar Senghor quu a fondé une république francophile, centralisée et élitiste, en passant par Abdou Diouf qui s'est révélé être un modèle de technocrate prudent, afin de pouvoir gérer la longue période de transition républicaine de 1981 à 2000, sans proposer de changement radical. Il a fallu attendre l'arrivée de Maître Abdoulaye Wade pour assister à un début de rupture avec l'explosion du secteur médiatique. Ce qui a bien pu susciter l'espoir d'une nouvelle ère avec le slogan du "sopi". Mais très vite, ses projets ambitieux se sont accompagnés d'accusations de clientélisme avec l'apparition de plusieurs nouveaux riches subitement devenus milliardaires.
Avec Macky Sall, quant à lui, il n'aura d'autre choix que de continuer la politique des grands travaux de son mentor et prédécesseur tout en étant critique envers le bilan de sa gestion dont lui-même a été comptable en tant que ministre puis Premier ministre. Ensuite, sur une même période de 12 ans durant lesquels ils ont assumé le pouvoir, Macky Sall aura fait pire que Wade sur plusieurs plans dont il n'est pas utile de revenir ici sur son bilan entre les mains de la justice.
Pour un verrouillage institutionnel progressif
De même, la récente élection de Bassirou Diomaye Faye, porté par la promesse de la «rupture», se heurte aujourd'hui à l'inertie de ces mêmes structures et à la complexité de transformer les mentalités. On ne pourra rien en dire dans l'immédiat puisque, à peine les élites se succèdent que le cycle de mimétisme et de perpétuation des mauvaises pratiques
semblent se répéter, comme si les institutions étaient plus fortes que la volonté individuelle et/ou collective de changement.
Un appel des penseurs sénégalais : l’heure de l’introspection collective
Face à ce constat, un raccourci par les œuvres des grands auteurs sénégalais se révèle être un miroir essentiel. L’écrivain Boris Diop, dans Murambi, le livre des ossements, nous invite à ne pas passer «à côté de sa vérité», une quête d'authenticité que le sociologue Felwine Sarr appelle à retrouver dans Afrotopia en affirmant que «l’Afrique n’a personne à rattraper. Elle doit marcher sur le chemin qu’elle a tracé». Ces réflexions, tout comme celles de Mariama Bâ, Ousmane Sembène et Cheikh Hamidou Kane, sont des appels pressants à une décolonisation des imaginaires et à l'élaboration de modèles de développement endogènes.
En définitive, le défi du Sénégal n'est pas seulement politique ou économique ; il est fondamentalement mental et éthique. La véritable rupture exige une introspection profonde, une réhabilitation des valeurs de dignité et de responsabilité. Pour se libérer de ses chaînes invisibles - complaisance, corruption et mimétisme culturel- le Sénégal doit se réinventer, en s'appuyant sur les sciences et la culture, comme l'avait prédit Cheikh Anta Diop : il faut restaurer la conscience historique africaine s'avère être une conscience collective à réformer.
Par Khaly-Moustapha LEYE
Sociologue, Free lance, consultant correcteur
Courriel : mfdafdaoras21@gmail.com/ cradif.bgom@hotmail.com







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