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LE GRAND ENTRETIEN MOMAR KANE (EXPERT EN SCIENCES SOCIALES): «Senghor avait quitté le pouvoir sur pression des marabouts»

Mercredi 29 Juin 2016


Dans ce grand entretien, Momar Kane analyse avec assurance les relations entre les confréries et l’Etat central. De Senghor à Macky Sall, il évoque le rôle joué par les marabouts dans la marche du pays, quelques jours après les interventions de Touba et Tivaouane dans la résolution de la crise scolaire.


 
Travailleur social de formation, ancien responsable de la formation supérieure à l’Ecole nationale des travailleurs sociaux spécialisés, le Dr Momar Kane est resté enseignant après sa retraite. Aujourd’hui, il continue de collaborer avec l’Université de Laval dont il est le représentant pour  l’Afrique de l’Ouest et du Centre. Expert en sciences sociales, il s’intéresse à la religion et a fait beaucoup de recherches en rapport avec des questions de société.

Qu’est-ce qui explique ce pouvoir central très fort que l’on constate au niveau des confréries ?
Il faut dire que les confréries sont des organisations particulières. Il y a un axe religieux qui les rend très différentes des autres organisations et qui leur donne surtout cette force de mobilisation. Elles sont bien ancrées dans le pays pour avoir existé bien avant les indépendances et bien avant la dynamique sociétale sénégalaise et africaine. Elles ont surtout cette force qu’elles ont héritée du système féodal. Elles n’étaient pas si grandes et cohabitaient avec des gens du monde temporel qui n’étaient pas forcément des musulmans. Donc, il y avait cette coexistence en plus de la présence du colon. Le face à face avec le colon qui est une force d’invasion et d’oppression s’est fait avec les marabouts. Les chefs du temporel vaincus, les populations se sont alors agglutinées autour de ces foyers religieux qui se sont ensuite agrandis. Mais il y a surtout l’envergure morale, éthique des animateurs de ces confréries. Parmi les marabouts, pour la chapelle tidjane, il y a El Hadji Oumar Tall ou encore El Hadji Malick Sy, chez les mourides, c’est Serigne Touba ou bien Mame Limoulaye pour les layennes. Donc, ils étaient des gens d’envergure, une élite car ils avaient une valeur ajoutée. Ils avaient quelque chose à donner et à apporter à leur société qu’ils pouvaient tirer par le haut.
 
Quelles étaient leurs occupations essentielles ?
C’étaient des gens qui s’occupaient d’enseignements religieux. D’ailleurs, c’est ce qui explique la prolifération des daaras. Ils participent au perfectionnement moral, intellectuel et spirituel de leurs disciples. Ils contribuaient aussi à la conscientisation d’une unité nationale et religieuse. Ils ont précédé sur le terrain ceux que l’on appelle constructeurs de la nation. Avec eux, c’était déjà le regroupement avec toutes les couches de la société autour de l’unité nationale. Ils avaient aussi un engagement social extraordinaire, l’aménagement des villages agricoles, le défrisage des terres incultes en espace social et économique. A vrai dire, c’était des leaders à tous les niveaux.
 
Est-ce la raison pour laquelle ils sont devenus incontournables aux yeux des hommes politiques, des gouvernants ?
Il faut d’abord savoir qu’il y a eu des guerres saintes contre le colon. Mais, ils se sont rendu compte de l’inégalité des armes. Donc, il fallait changer de stratégie pour sauver l’identité religieuse de la population. Ce qu’ils ont réussi. C’est ce qui explique qu’avec les efforts faits par le colon sur le plan éducationnel, de la propagande et des efforts d’évangélisation, le Sénégal est resté musulman avec des grands foyers dynamiques. Hier comme aujourd’hui, quand il y a le Gamou ou le Magal, c’est tout le Sénégal qui se déplace. C’est le résultat de l’action qu’ont mené les fondateurs. A l’indépendance, ce pouvoir religieux était là, visible, constatable et incontestable. Donc, il n’était pas possible pour la nouvelle élite politique qui avait remplacé les colons et qui était préparé par les colons, d’ignorer cette force sociétale et religieuse, sans qui, on ne peut gouverner.
 
Qu’a fait Léopold Sedar Senghor à l’époque ?
Très tôt, le Président Senghor s’est adapté à cette situation en trouvant le moyen de se rapprocher des marabouts en établissant une sorte de modus vivendi avec eux. C’est ce qui faisait sa force par rapport à ses challengers. Il leur a reconnu leur sphère religieuse et spirituelle avec tout le respect, tout en leur faisant accepter l’idée d’un pouvoir temporel qui n’était pas du tout anti-religieux, et qu’ils pouvaient conduire ensemble les destinées du pays. Il avait en face de lui les héritiers des fondateurs qui cherchaient eux aussi à maintenir les acquis et qui ne voulaient surtout pas donner l’impression d’une confrontation chaude avec le pouvoir temporel. Mais il ne faut pas également oublier qu’il y avait des marabouts qui avaient des velléités de remise en cause de cet ordre par le principe de la laïcité consacré dans la première Constitution du Sénégal.
 
Après Senghor, ses successeurs ont-ils plus et mieux ?
Il faut surtout insister sur Senghor qui a réussi sa relation avec les chefs de l’époque. Mais il faut comprendre l’islam au Sénégal en interne et en comparaison avec le monde. Je rappelle que dans les années soixante-dix, la situation du monde rural au Sénégal était particulière avec dix longues années de sécheresse. Les populations y étaient dans une grande morosité. Pendant ce temps, l’Etat et ses démembrements continuaient à fonctionner, mais en rapport avec l’étranger. Quand on parle de l’étranger c’est naturellement le blanc avec une civilisation judéo-chrétienne qui, d’une certaine manière, s’opposait aux enseignements et aux traditions des grandes maisons religieuses. Et à un moment donné, il y a eu comme une brèche dans cet édifice de compromis entre Senghor et les marabouts. Donc, l’entente entre ces deux parties était remise en cause à un moment donné de l’histoire.
 
A votre avis, pourquoi est-il parti en décembre 1980 ?
Senghor n’est pas parti parce qu’il le voulait. Selon moi, il est parti parce qu’il était arrivé un moment où il ne lui était plus possible de contrôler, garantir cet édifice devenu précaire. Lors des années de sécheresse, l’exode s’était fait autour des grandes métropoles religieuses. D’ailleurs, c’est ce qui explique l’extension de Touba. De ce fait, les chefs religieux constataient non seulement la misère de leurs disciples, mais ils étaient devenus plus critiques vis-à-vis des politiques. Dans le monde, l’on assistait aux premiers signes de la fin du communisme, la révolution iranienne, entre autres. C’est dire que dans le monde, il y avait un certain réveil islamique.
 
Existait-il des signes au Sénégal ?
Effectivement. Au Sénégal, il y a également eu des signes avec tout ce que nous avons eu à voir autour de la mosquée inachevée de l’aéroport qui, de la fin des années 70 au début des années 80, était le pôle de rencontre de l’intelligentsia islamique du Sénégal, il y a aussi les grandes conférences qui remettaient en cause la franc-maçonnerie, la laïcité de l’Etat, les politiques adoptées depuis l’indépendance, le Code de la famille. Serigne Abdoul Aziz Sy ‘’Dabakh’’ et Serigne Abdoul Lahat Mbacké avaient un caractère particulier Ils n’avaient pas froid aux yeux, surtout Serigne Abdoul Lahat Mbacké qui était très ferme : en réalité, il incommodait les politiques et singulièrement l’Etat sénégalais. Dans cette ambiance islamique sénégalaise et mondiale, certainement que Senghor a écouté ses conseillers d’ailleurs. Le Sénégal a toujours été une chasse-gardée de la France qui veillait sur le Sénégal grâce à la présence massive d’agents secrets français partout dans le pays. Ce sont ceux-là qui lui ont peut-être dit de laisser le pouvoir aux musulmans qui pouvaient devenir très hostiles à son régime.
 
C’était pour laisser la place à Abdou Diouf.
Oui, c’est cela qui l’a poussé à laisser le pouvoir à Abdou Diouf. Et lorsqu’il faisait le tour des foyers religieux, on lui offrait des chapelets, des nattes de prière ou des exemplaires du Coran. D’ailleurs, ce n’était pas pour rien que Diouf s’était beaucoup rapproché des chapelles religieuses et surtout de Touba qui avait même donné une consigne de vote pour le soutenir. La condition était que l’Etat s’occupe de Touba pour que Touba soutienne l’Etat. Donc il a réussi même si au départ il avait eu un handicap quand il critiquait dans sa thèse les marabouts. C’est dire qu’il a pu tempérer l’ardeur des musulmans et a pu recoller les morceaux entre l’Etat et les foyers religieux. Depuis lors, les forces maraboutiques ont conscience de leur poids, de leur capacité à influencer l’Etat tout en mettant en avant leurs intérêts.
 
Voulez-vous dire qu’ils sont de véritables groupes de pression ?
On voit dans le mode de fonctionnement des foyers religieux des groupes de pression qui font face à l’Etat sur certaines décisions. Ils défendent aussi leur bien-être, leurs acquis et leurs besoins. Il faut aussi ajouter que la classe maraboutique n’est plus cette classe homogène qui partageait les mêmes principes et les mêmes comportements. Aujourd’hui, c’est une entité éclatée et diversifiée à l’image de la société sénégalaise.

Il y a des marabouts qui continuent la tradition des anciens avec les exemples de Serigne Abdoul Aziz et Serigne Saliou. A côté, il y a des marabouts par le nom et l’appartenance familiale. C’est ce qui complexifie les relations entre l’Etat et les confréries avec certains qui ont des intérêts à défendre. Donc, autant ils instrumentalisent l’Etat, autant l’on voit le contraire. En tout cas, beaucoup de choses ont changé dans l’intervention des marabouts sur plusieurs questions qui intéresserait plus les Sénégalais. C’est dire qu’ils sont nombreux à ne plus emprunter la même voix que les fondateurs.
 
Qu’est-ce qui a véritablement changé dans les rapports entre l’élite maraboutique et les politiques ?
En tout cas, sous Wade, l’on a vu une distribution sans arrêts de passeports diplomatiques, les valises sans parler de sa posture de talibé en tant que Président de la République. Donc il y a eu une totale soumission à l’endroit de foyers religieux. C’est dire qu’il avait introduit le virus de l’argent facile dans les familles religieuses pour s’assurer de leur soutien aux différentes joutes électorales. A l’avènement du Président Macky Sall qui avait très tôt annoncé que les marabouts sont comme tout le monde (citoyens ordinaires : ndlr), il avait quand même montré une sorte de volonté de prendre du recul. Pour les premières années du mandat, il était resté dans cette optique, mais aujourd’hui cela a changé. Et on peut craindre qu’il aille plus loin que Me Abdoulaye Wade dans ses rapports avec la classe maraboutique.   
 
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1.Posté par Momar DIENG le 02/07/2016 14:24

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