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Entretien exclusif - Philippe Bohn (DG d'Air Sénégal) : "Une compagnie où nous aurons envie de faire voler nos enfants."

Vendredi 17 Novembre 2017

Pour sa première interview à la presse sénégalaise, c’est vers le Groupe Dmedia que s’est tourné le directeur général de la nouvelle compagnie aérienne nationale, Air Sénégal SA. Au menu, les modalités de lancement du pavillon aérien national, les « problèmes » internes et les perspectives de la compagnie dans un contexte de concurrence impitoyable. (première partie)


Entretien exclusif - Philippe Bohn (DG d'Air Sénégal) : "Une compagnie où nous aurons envie de faire voler nos enfants."
Propos recueillis par Momar Dieng, Ndiogou Cissé et Sidy Kandji

Quels sont les contours du projet Air Sénégal SA qui vous a été confié par le Président de la République ?

La feuille de route est assez claire. La volonté du gouvernement est de remettre en fonctionnement une compagnie aérienne nationale mais une compagnie aérienne nationale qui rayonne et qui a vocation à être une compagnie internationale. Ce qui d’ailleurs a justifié que le gouvernement ait jugé utile, comme cela se fait dans les autres pays comme les Emirats arabes unis, la Côte d’ivoire, l’Ethiopie, de mettre en place une équipe internationale pour une raison très simple : c’est qu’une compagnie aérienne vit dans le monde et que sa concurrence est de type international.
 
Nous sommes donc soumis au respect de certaines normes pour avoir les autorisations de voler en Europe, en Asie, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient et partout dans le monde. Ce sont des normes strictes qui sont le seul sésame pour pouvoir rayonner à l’international. Et donc, le projet du gouvernement sénégalais est de porter haut les couleurs du Sénégal avec une compagnie aérienne qui sera reconnue solide, rigoureuse et sûre.
 
De quels moyens disposez-vous pour remplir cette mission ?
D’abord, je crois que le gouvernement sénégalais a montré un engagement très déterminé à travers la capitalisation qu’il a souhaité faire de cette entreprise. Il faut d’ailleurs souligner la qualité et le courage de cet engagement qui s’est traduit par une capitalisation de 40 milliards de francs Cfa.
 
Nous avons des moyens qui sont actuellement limités certes, mais je crois que, au fur et à mesure du développement de l’entreprise, nous pourrons peut-être nous ouvrir à d’autres investisseurs et avoir des moyens supplémentaires dans une industrie qui est très cash consuming pour utiliser une expression anglaise. Comme vous le savez, dès que vous entrez dans le système des locations d’avions, d’achats d’avions, de mise en opération d’avions, les coûts sont extrêmement élevés. Et si vous n’avez pas votre système de ticketting et de vente bien opérationnel, vous perdez beaucoup d’argent.
 
Ceci est valable pour les « novices » du secteur.
Toutes les compagnies, toutes les startups airlines – car nous sommes une compagnie qui démarre – sont nécessairement en situation de pertes opérationnelles dans les premières années d’exploitation, c’est naturel et il n’y a pas de contre-exemple possible. L’idée, c’est justement de limiter ces pertes, d’arriver le plus vite à l’équilibre et ensuite de gagner de l’argent, ce qui est quand même le but ultime d’une entreprise.
 
Il est possible donc que le capital d’Air Sénégal SA soit ouvert plus tard à des investisseurs nationaux et internationaux ?
Je crois comprendre que le gouvernement sénégalais a eu l’occasion de s’exprimer sur ce sujet à plusieurs reprises. Sur le principe, le dossier est ouvert, ce qui est d’ailleurs assez naturel car si on a des ambitions de faire flotter haut le drapeau national, ce drapeau là flotte devant les yeux de la communauté internationale. Et donc l’idée d’avoir à terme un capital qui s’ouvre afin que l’entreprise dispose de moyens supplémentaires pour se développer est naturel.
 
J’ajoute que pendant très longtemps, les institutions financières internationales en particulier étaient assez rétives à l’idée de soutenir ou de rentrer dans le capital d’une compagnie aérienne. A cet égard, je crois percevoir du changement avec un intérêt nouveau pour les projets dans ce secteur. Très clairement, on ne peut pas imaginer un pays, un drapeau, une compagnie aérienne : le marché ne le permettrait même pas, notamment en termes de volumes.
 
Donc cela veut dire que seuls les meilleurs pourront avoir des compagnies aériennes viables, d’une part. Et d’autre part, il faut envisager des collaborations et des partenariats et non pas se livrer à une concurrence sauvage et agressive qui conduirait chacun dans des difficultés importantes.
 
Au dernier Salon du Bourget, il a été annoncé l’achat de deux avions ATR pour Air Sénégal. Comment s’est faite la transaction, notamment le financement ?
C’est un dossier que j’ai trouvé sur la table lorsque je suis arrivé. En effet, deux ATR sont en commande. Il y a eu un peu de retard dans la mise en oeuvre et le closing du financement mais aujourd’hui les choses avancent aussi vite que possible (Ndlr : les deux avions sont arrivés à Dakar). Je dois dire que les conditions de financement de l’opération ont été bien négociées, elles sont assez intéressantes. Néanmoins, pour le bouclage du financement, il y a encore un peu de travail sur lequel on est concentré ces jours-ci.
 
Vous n’êtes pas satisfait à ce niveau ?
Le financement est assez satisfaisant encore une fois mais la complexité est permanente à ce niveau car il y a beaucoup d’intervenants, les organismes financiers demandent des garanties, ce qui est assez légitime. Sur le plan des lignes génériques techniques, c’est beaucoup de travail. Sinon, le financement a bien été mené avec des taux intéressant je crois pour la compagnie. Je le dis d’autant plus facilement que ce n’est pas moi qui l’ai mis en
oeuvre et donc je peux vanter les qualités du travail qui a été fait à ce sujet.
 
Air Sénégal SA va ainsi démarrer avec deux avions.
Par définition, ce sont les deux premiers avions que nous devrions recevoir. On démarrera avec ce dont on dispose.
 
Vous démarrez quand ?
Je ne peux pas vous donner de date officielle aujourd’hui parce que c’est prématuré pour moi de le faire. Je sais que tout le monde parle du mois de décembre…
 
Le Président de la République veut que ce soit le 7 décembre.
Nous, nous faisons les meilleurs efforts pour que les avions soient sur notre tarmac à ce moment-là.
 
A quand la réception des deux avions ?
C’est très complexe ! Il faut d’abord le closing du financement. Une fois cela fait, les dates de livraison sont mises en place. J’espère que cela aura lieu au mois de novembre.
 
Vous envisagez d’acquérir des avions Airbus à partir de l’année 2018 pour gonfler la flotte.
Oui, c’est sur la feuille de route et on aimerait pouvoir mettre en oeuvre cette perspective. Moi je suis un homme qui fait les choses dans la rigueur et dans l’ordre. Donc, chaque chose
en son temps. J’espère que d’ici au printemps on pourra avancer très sérieusement sur l’arrivée de nouveaux avions de type A320. Cela reste à affiner. L’objectif est de faire monter en puissance l’entreprise, petit à petit.
 
Que se passe-t-il avec les pilotes qui vous accusent d’injustice à leur endroit ? Certains disent même que vous auriez commencé à recruter des Egyptiens.
Tout cela est absolument faux et erroné. On n’a pas annulé les formations en simulateur qui doivent se tenir aux Etats-Unis ou à Toulouse. Pour l’instant, les dossiers qui m’avaient été proposés pour envoyer les pilotes en formation n’étaient pas complets. Il y a une chose que je ne ferai jamais : je ne prendrai jamais le risque d’envoyer des gens en formation et donc de dépenser de l’argent sur des bases légères.
 
Envoyer un pilote en formation, c’est autour de 12 000 à 15 000 dollars, cela coûte cher. J’ai le souci de l’argent public bien dépensé. J’ai également le souci de la sécurité. Il y a des procédures assez simples à respecter : un pilote doit pouvoir fournir un cv, un certificat médical, une attestation d’employeurs précédents, etc. Il y a tout un ensemble de pré-requis qui sont précis, importants, etc.
 
Secteur sensible ?
On met naturellement en place des tests car tout le monde a en tête l’accident de l’avion de la compagnie German Wings. Donc, tous ceux qui essayent de s’absoudre et de se priver des procédures les plus strictes prennent la lourde responsabilité d’avoir un jour un problème.
 
En ce qui me concerne, je ne prendrai jamais cette responsabilité parce que dans le domaine du transport aérien, quand vous avez un problème, ce sont des centaines de morts. Et moi, je veux construire une compagnie aérienne dans laquelle nous aurons envie de faire voler nos enfants. Je veux une compagnie aérienne dans laquelle les Sénégalais, les amis étrangers, les touristes ont envie de voler, dans laquelle ils se sentent en sécurité. Le pilote est justement un des éléments essentiels de ce besoin de sécurité.
 
Donc, les formations sont maintenues ?
On n’a jamais annulé ces formations. Par contre, on va prendre le temps d’avoir de bons dossiers, les bons candidats, et je suis certain qu’on va les trouver. J’en ai d’ailleurs déjà quelques-uns dans le pipe, pour tout vous dire. Il y a une tradition de pilotes de qualité au Sénégal, mais le critère à mes yeux reste essentiellement la compétence, car c’est cela qu’on veut. Des pilotes, on va en trouver. Mais en attendant, il y a beaucoup de désinformation à ce sujet. Le «marché des pilotes» est assez spécifique ; il y a des types d’avion pour lesquels il est plus facile de trouver des pilotes car vous avez beaucoup d’avions en circulation dans le monde que d’autres types d’avions. C’est aussi l’une des difficultés. (…)
 
C’est-à-dire ?
On a un système qui s’appelle le peering, c’est-à-dire que sur le siège gauche et sur le siège droit, vous devez avoir une équipe qui soit cohérente, complémentaire et homogène. Par exemple, si vous avez à la place du commandant un pilote qui a beaucoup d’heures de vol et d’expérience mais sur un type d’avion différent, il faut absolument que vous trouviez sur le siège droit un pilote qui, lui, connaîtra bien la machine.
 
Il y a des gens qui racontent n’importe quoi parce qu’ils sont quarante ans en arrière. Les assureurs même nous font des audits, nous obligent, nous interrogent, surtout quand on est une startup airline. A cette étape de démarrage, nous devons gagner la confiance de nos fournisseurs aussi. On ne peut pas jouer avec ça. C’est l’honneur d’une compagnie aérienne nationale de se construire dans le sérieux.
 
Vous êtes également accusé ou soupçonné de procéder à des limogeages…
Par définition, je ne limoge personne puisqu’il n’y avait pas de contrat à durée indéterminée ou déterminée. Il y avait un mode projet dans le cadre duquel il y a des gens qui disposaient de contrats de prestataires de services. Ce sont en général des contrats qui étaient valables trois mois et qui devaient être renouvelés.
 
Donc, il n’y a pas de limogeages, il y a des contrats qui ne sont pas renouvelés et que je ne renouvelle pas pour une raison très simple d’ailleurs. On a lancé un processus d’embauches ouvert à tous les Sénégalais au niveau national, avec des fiches de poste précises, des nomenclatures précises, des nécessités de qualification précises, avec des tests.
 
Comment qualifieriez-vous cette méthode ?
Ce processus est extrêmement égalitaire, ce qui veut dire que tout s’obtiendra au mérite, à la qualification. Le mode projet était un mode indispensable, ça a été une période extrêmement utile parce qu’il faut toujours un mode projet avant de démarrer, j’allais dire, dans le dur. Mais là, on rentre dans la structuration concrète, formelle, administrative de l’entreprise Air Sénégal SA. A toutes les personnes qui seront retenues, on établira des contrats. La polémique que certains veulent soulever est erronée.
 
Disposez-vous d’un cabinet qui se charge d’éplucher les dossiers des candidats aux postes mis en compétition ?
Oui, on a un partenaire, une société sénégalaise qui nous aide à faire les embauches. Je ne vais pas mentionner de nom mais c’est une société bien connue et d’une grande compétence. Elle fait un travail tout à fait formidable. Il est important pour nous d’avoir des gens qui nous accompagnent et vous expliquent la situation du marché, les grilles de salaires… On va faire les choses le mieux et le plus sérieusement possible. Je crois qu’on a déjà mis en ligne quelques fiches de postes importantes.
 
Donc, tous ceux qui racontent que je vais faire tourner la maison tout seul dans mon coin me connaissent mal car ce n’est pas ainsi que je fonctionne. Je fais partie des gens qui pensent qu’on est plus intelligent à plusieurs. Je suis moi-même en demande de trouver des compétences. C’est important mais cela ne peut se faire dans la précipitation. Je le fais à un rythme sérieux pour que ce soit sérieux. Ce sont des processus d’embauches objectifs.
 
Et à compétences égales entre Sénégalais et étrangers, feriez-vous la part belle aux premiers ?
Mais bien naturellement ! Il faut appeler un chat un chat : on est au Sénégal, et dans mon esprit il est tout à fait naturel et légitime que cela se fasse comme cela. Air Sénégal SA est une compagnie nationale, cela ne veut pas dire qu’elle doit être à 100% sénégalaise. Il y a des tas de partis politiques qui prônent la xénophobie, l’exclusion, ce n’est pas le cas du Sénégal qui est un pays ouvert et accueillant.
 
L’immense ossature de cette entreprise sera puisée dans le réservoir magnifique de compétences qui existent dans ce pays. J’ajoute que concernant une compagnie aérienne, moi j’ai un problème. Je cherche des compétences pointues car on a besoin de compétences précises dans une entreprise comme la nôtre.
 
J’ai beaucoup d’amis sénégalais qui sont à l’extérieur, dans des compagnies aériennes comme Emirates et d’autres. Quand je les vois, je leur dis : «bon maintenant il faut revenir à la maison». Je suis le premier à vouloir qu’ils reviennent à la maison ! Mais ils me répondent : «avec tout ce qui s’est passé avant, on n’est pas pressé de revenir.» Il faut être honnête. Alors là, ils disent que ça a l’air sérieux, le gouvernement veut vraiment mettre les moyens… Il y a des compétences formidables ici, il faut les trouver; mais il y en a d’autres qui sont parties travailler ailleurs. L’une d’elles m’a dit qu’elle attend de voir comment ça fonctionne!
 
Il se dit que vous étiez là quand Abdoulaye Wade lançait les deux premières compagnies, «Air Sénégal International» et «Sénégal Airlines». Quels pièges éviter à Air Sénégal SA ?
Très franchement, je ne suis pas quelqu’un qui regarde derrière, d’une part ; et puis je n’ai pas de jugement de valeur sur ce qui a pu être fait et comment ça a pu l’être, parce qu’on a besoin d’énergie pour construire l’avenir. Je concentre toute mon énergie là-dessus. La seule chose dont je suis profondément convaincu, c’est que pour réussir nous n’avons pas d’autre choix que d’être exemplaire et extrêmement rigoureux.
 
Par exemple, nous serons obligés d’avoir des certifications IOSA (ndlr : Iata Operational Safety Audit) et nous construisons l’entreprise pour être un jour susceptible d’avoir les certifications qui sont la seule clef, le seul sésame pour nous autoriser à voler de façon continentale. Si on veut aller demain aux Etats-Unis, en Amérique Latine, au Moyen-Orient, en Europe, en Asie, nous sommes obligés d’être certifiés par ces normes qui sont, encore une fois, extrêmement strictes. Si des gens vous disent le contraire, soit ils sont incompétents, soit ils vous mentent, c’est la réalité. Comme on ne veut pas être blakclisté, on construit cette compagnie dans la rigueur. Et la rigueur, ça prend du temps ! (à suivre)
 
 
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