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Contrebande de cigarettes : Appolinaire Compaoré au coeur d’un trafic à la croisée d’intérêts terroristes dans le Sahel (Enquête CENOZO-OCCRP)

Lundi 17 Mai 2021

Appolinaire Compaoré (photo Editions Le Pays)
Appolinaire Compaoré (photo Editions Le Pays)

Le représentant de Philip Morris au Burkina Faso est un homme réputé. Il est connu comme l’une des personnes les plus riches du Burkina et son « investisseur le plus dynamique ». Et ceux qui le connaissent disent qu’il sirote du whisky avec l’actuel président du Faso, Roch Marc Christian Kaboré, et qu’il était proche du précédent, Blaise Compaoré.

Surnommé le « patron des patrons », Appollinaire Compaoré supervise un empire commercial qui s’étend sur cinq pays et englobe les assurances, les télécommunications, la banque, les motos et les billets de loterie. Il dirige également l’influent Conseil national du patronat du Burkina. En 2020, il figurait sur la liste de « Jeune Afrique » des 100 personnalités les plus influentes d’Afrique.

Une affiche de campagne qui qualifie Appollinaire Compaoré de «patron des patrons» / @Facebook

Mais, ce n’est pas tout ce pour quoi Appollinaire Compaoré, longtemps lié à l’ancien président du Faso, est célèbre. Une enquête de Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a révélé qu’il est largement connu comme un important trafiquant de tabac en Afrique de l’Ouest, avec une opération qui s’étend sur six pays, de la Côte d’Ivoire à la Libye.

Les milliards de cigarettes que Compaoré achemine à travers le Burkina Faso financent des groupes armés et alimentent un conflit en ébullition qui tue des centaines de personnes chaque année. Les Marlboros qu’il fait traverser le Niger et le Mali pour être vendus en Libye ont aidé à établir des routes empruntées plus tard par les plus célèbres trafiquants de cocaïne et d’êtres humains au Sahel.

Ce n’est pas un secret. L’une des entreprises de Compaoré a été impliquée dans le trafic des marques de Philip Morris dans trois pays et il a été désigné comme trafiquant par l’Organisation des Nations Unies (ONU). Pourtant, il est toujours l’homme de Philip Morris au Burkina Faso.

Son ancien partenaire commercial, Ali Babati Saied, ayant des affaires au Niger, le décrit comme un « escroc, très méchant, sans pitié ». Il se justifie : « Lorsque vous faites affaire avec lui, assurez-vous que cela se terminera par un procès ». Saied estime que le magnat gagne des milliards de francs cfa chaque mois grâce à son opération de contrebande de tabac.

Philip Morris International (PMI) confirme que l’une des sociétés de Compaoré est son unique distributeur au Burkina Faso, mais n’a pas donné plus de détails sur sa relation avec lui. Selon un porte-parole de l’entreprise internationale spécialisée dans les produits du tabac, la société n’a pas d’informations attestant que ses produits destinés au Burkina Faso étaient illégalement détournés vers des pays voisins. « Si vous avez des preuves ou des renseignements que SODICOM SARL est impliqué dans des activités de contrebande impliquant des cigarettes de PMI, nous vous demandons de bien vouloir partager des détails avec nous afin que nous puissions enquêter rapidement », a suggéré la société.

Un homme fumant une cigarette au Burkina Faso | Crédits: Gaston Bonheur Sawadogo

Mais en attendant, elle décide de garder le silence à propos des accusations de contrebande: « Nous ne sommes pas prêts à commenter les vagues d’allégations vieilles de plusieurs décennies d’anciens distributeurs de groupes ayant un intérêt concurrentiel clair ou une autre imotivation pour attaquer notre entreprise », déclare PMI dans un communiqué.

« M. Compaoré a toujours réitéré son attachement à la loi, ainsi qu’à la transparence dans toutes ses activités et celles de ses partenaires », défend un de ses avocats, Kevin Grossmann. Puis d’ajouter : « M. Compaoré est un entrepreneur et l’un des principaux, sinon le principal employeur du pays. Ce n’est pas un homme politique, et certainement pas un argentier du pouvoir quel qu’il soit ».

« Les sociétés de tabac transnationales comme PMI sont en fin de compte responsables de leurs produits et de leur destination, comme en témoignent les multiples poursuites judiciaires auxquelles ces sociétés ont été confrontées dans le passé lorsque leurs cigarettes ont été détournées des chaînes d’approvisionnement légales vers des marchés illicites », analyse Allen Gallagher, chercheur sur la lutte antitabac à l’Université de Bath, en Angleterre. Il a déclaré à l’OCCRP que Philip Morris a réglé les allégations selon lesquelles elle était impliquée dans la contrebande généralisée de ses propres cigarettes avec la Commission européenne en 2004 en payant plus de 62,5 milliards de francs CFA soit 1,25 milliard de dollars et en promettant de nettoyer sa chaîne d’approvisionnement.
 
 

Liens politiques

Des observateurs pensent depuis longtemps qu’Appollinaire Compaoré est lié à l’ancien président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, qui a dirigé le pays de 1987 à 2014. En 2005, Africa Intelligence le présentait comme un « cousin éloigné de Blaise Compaoré » dans un article décrivant ses tentatives d’acquérir une participation majeure dans Telecel Faso, qui est aujourd’hui le troisième opérateur de téléphonie mobile du Burkina Faso.

L’OCCRP n’a pas pu confirmer un lien familial entre les deux Compaoré – éloigné ou non – bien qu’ils soient largement considérés comme proches jusqu’à ce que la présidence de Blaise Compaoré se termine par une insurrection populaire.

Thomas Ouedraogo, Thomas Ouedraogo, politologue ayant analysé les  relations formelles et informelles des élites politiques et économiques du Burkina Faso dans sa thèse de doctorat, a déclaré qu’Apollinaire avait protégé son empire en établissant des liens politiques à travers le spectre, incluant l’actuel président Kaboré, avec qui il est ami depuis plus de 30 ans. « Il a côtoyé le pouvoir, si l’on regarde, de Blaise Compaoré, à Roch Kaboré. Et cela explique pourquoi, par exemple, son empire économique n’a pas été détruit » suite au changement de président, analyse-t-il. « [Son] rôle essentiel est dans la finance. Dans le cas du Burkina Faso, il peut financer la délivrance de [cartes d’identité], il peut financer des conférences, des voyages, il peut financer toute activité qui concerne la politique », a confié le  directeur du Centre pour la gouvernance démocratique.

L’avocat de Compaoré confirme que ce dernier connaît Kaboré à travers ses affaires, mais n’a pas donné plus de détails sur leur relation ni commenté si l’homme d’affaires avait financé les campagnes électorales de l’un ou l’autre président.

Pas si propre et prudent

Un représentant officiel d’une entreprise de tabac est censé être un opérateur propre et prudent. À première vue, Appollinaire Compaoré semble être exactement cela. Il a raconté avoir commencé à travailler à cinq ans, plantant du mil et du sorgho avec ses parents dans le village près de la capitale burkinabè où il a grandi. N’ayant jamais été à l’école, il a quitté la maison à 12 ans et a marché 40 kilomètres jusqu’à Ouagadougou pour gagner de l’argent en vendant des billets de loterie.

L’ascension fulgurante de Compaoré a commencé en 1978, quand il a créé une entreprise de vente de scooters à moteur. Dans les années 1980, il devient le représentant du fabricant de pneus japonais Bridgestone. Au début des années 1990, lui et plusieurs associés créent une compagnie d’assurance, l’Union des Assurances du Burkina (UAB). Puis, en 2004, il achète 44% de Telecel Faso, devenu le troisième opérateur de téléphonie mobile du Burkina Faso.

En l’espace d’une décennie, après une série de batailles juridiques, Compaoré s’est assis au sommet d’un empire des télécommunications avec des millions d’abonnés dans trois pays d’Afrique de l’Ouest. Après s’être lancé dans la banque et la monnaie électronique, des médias burkinabè rapportent que le chiffre d’affaires de son groupe est désormais de plus de 150 000 milliards de francs CFA par an.

Mais l’ascension de Compaoré a été entachée d’allégations de corruption. Et des entretiens et des documents judiciaires suggèrent qu’il est impliqué dans des transactions encore plus sales depuis des décennies. Son réseau transporte « beaucoup, beaucoup de milliards » de cigarettes, a déclaré son ancien partenaire commercial Saied, dont la société de distribution a brièvement travaillé avec lui jusqu’à ce que leur relation se détériore. « Au Niger, il vend un certain nombre de marques de cigarettes, surtout Marlboro. Il achète des Marlboros et les vend en Libye, au Mali, en Algérie et au Nigéria », raconte-t-il. Saied a poursuivi le magnat burkinabè en justice avec succès pour dette impayée en 2007.

Appollinaire Compaoré / @Facebook

Philip Morris ne dit rien de Compaoré dans ses documents destinés au public. En revanche, Compaoré déclare dans des interviews aux médias qu’il avait commencé à travailler pour la société suisse en 1996, la même année où Compaoré avait créé deux sociétés de distribution, Société burkinabè d’exportation des produits de grande consommation (SOBUREX) et la Société burkinabè de distribution des produits de grande consommation (SODICOM). Depuis 1996, la SODICOM est l’unique distributeur des produits Philip Morris au Burkina Faso. Des anciens et actuels salariés de la SODICOM décrivent une relation de travail étroite entre les deux sociétés.

Selon Appollinaire Compaoré, SOBUREX a été créée pour exporter des biens de consommation du Burkina Faso. Il a déclaré à l’OCCRP, par les biais de son avocat, que ces produits comprennent des cigarettes Philip Morris, bien que la société de tabac basée en Suisse ne confirme pas si cela est vrai.

Cela peut être dû au fait que SOBUREX ait été impliquée dans la contrebande de cigarettes de Philip Morris dans trois pays. Une série d’affaires judiciaires et un rapport pour le Conseil de sécurité de l’ONU, publié dans le journal français Le Monde, montrent que l’entreprise a travaillé avec des trafiquants notoires au Sahel, la reliant à des groupes armés, des terroristes, des politiciens nigériens et des responsables burkinabè.

Raoul Setrouk, qui travaillait auparavant comme distributeur pour Philip Morris au Tchad, a déclaré que la major du tabac savait ce qui se passait. D’après ses dires, Compaoré et lui avaient été invités à facturer via une société liée au partenaire de Phillip Morris, Rashideen, qui, selon lui, était utilisée pour gérer des « opérateurs sensibles ». « PMI, avant les années 2000, avait choisi de centraliser tous les marchés sensibles de cette région via son partenaire Rashideen, afin de ne pas apparaître au premier plan », témoigne Setrouk, dont la société enquête actuellement sur un recours collectif contre PMI à New York sur la contrebande de tabac. Des documents de PMI obtenus par l’OCCRP étayent le propos de Raoul Setrouk, listant les envois de Marlboro au Burkina Faso et facturés à Transafrica, filiale de Rashideen, en 1996.

Credit: Edin Pasovic/OCCRP

Les fichiers des opérations de renseignement de Japan Tobacco International (JTI) montrent que l’activité illicite de Compaoré était également bien connue des concurrents de PMI. L’un décrit les expéditions de cigarettes à Compaoré en 2009, le reliant à un réseau plus large de trafiquants au Moyen-Orient.

« Alain a organisé la vente de deux conteneurs de cigarettes BC [Business Class] à SOBUREX au Burkina Faso, une entreprise appartenant au célèbre trafiquant de cigarettes Apollinaire Compaoré qui a affaire avec [le grand trafiquant de tabac], Nizar Hanna, depuis des années dans la contrebande de cigarettes en Afrique de l’Ouest », lit-on dans le rapport. On ne sait pas qui est Alain, bien qu’il soit mentionné dans plusieurs documents JTI.

La SOBUREX et la SODICOM sont toujours enregistrées en tant que « contribuables actifs » à la Chambre de commerce du Burkina Faso, bien qu’un fonctionnaire de l’administration fiscale du pays ait déclaré que le service des recettes n’avait aucune trace de l’une ou l’autre des sociétés payant des impôts. Selon Thomas Ouedraogo, politologue ayant analysé les  relations formelles et informelles des élites politiques et économiques du Burkina Faso dans sa thèse de doctorat,  il est possible que Compaoré ne prenne pas tout simplement la peine de les payer. Il qualifie cette attitude de « forme d’oligarchie ». Quant au gouvernement du Burkina Faso, il a refusé de commenter.

PMI dit investir considérablement dans le contrôle de la chaîne d’approvisionnement pour lutter contre le commerce illicite du tabac, y compris la technologie de suivi et de traçabilité, et d’effectuer une diligence raisonnable approfondie sur tous ses clients et fournisseurs.

« Le commerce illicite est un fléau pour la société et l’économie. Elle nuit aux consommateurs en les exposant à des produits non réglementés, prive les gouvernements de recettes fiscales, passe par les canaux utilisés par les criminels pour de nombreux types d’activités criminelles, et endommage les entreprises légitimes – y compris la nôtre », a déclaré Philip Morris.
 
 

Comme un « couteau dans une plaie »

Compaoré n’est pas seulement connu pour ses contacts politiques, mais pour sa terrible humeur. Les officiels de la lutte antitabac et les journalistes au Burkina Faso le décrivent comme abusif et vindicatif. Un directeur de la SODICOM dont le nom apparaît toujours sur les documents de l’entreprise a déclaré à l’OCCRP qu’il avait été licencié en 2015 pour avoir demandé une augmentation. Six mois plus tard, a-t-il affirmé, Compaoré a envoyé la gendarmerie chez lui et l’a fait placer en « détention préventive ».

Selon ce directeur qui a demandé à ne pas être nommé par crainte pour ses moyens de subsistance, il avait passé huit mois en prison, avait tout perdu et avait dû fuir le Burkina Faso.

Le pire, a-t-il ajouté, c’est que le bureau de Philip Morris à Dakar savait ce qui s’était passé, mais n’a rien fait. Philip Morris n’a pas répondu à la demande de commentaire sur ce sujet.

Patrice Zoungrana, actuel directeur commercial de la SODICOM, a confirmé que le directeur était emprisonné. Mais qu’on ne savait jamais exactement pourquoi. « Il y avait des raisons. Il y avait des sommes qui manquaient. Mais était-ce lui ? Je ne saurais le dire, car il n’a pas touché à l’argent comme ça », confie-t-il.

Un autre ancien employé de la SODICOM, qui a refusé d’être nommé par crainte de représailles, a également confirmé le récit de l’ancien directeur et a déclaré que d’autres employés avaient été emprisonnés pour des questions telles que de mauvais chiffres de vente et des incohérences dans leurs chiffres financiers.

Sur les raisons pour lesquelles Philip Morris fait affaire avec Compaoré, un ancien employé du bureau de la société à Dakar affirme : « M. Compaoré peut être difficile, mais il est très influent [sic] dans le pays et possède une très forte capacité financière ». Interrogé par des journalistes, Philip Morris a confirmé qu’il travaillait avec SODICOM, mais n’a pas fourni plus d’informations sur la relation de l’entreprise avec Compaoré.

Un avocat de Compaoré a déclaré dans un communiqué que l’homme d’affaires respecte la loi: « Monsieur Compaoré respecte la justice de son pays et s’en remet à elle ainsi qu’à son autorité souveraine pour formuler tout jugement ainsi que toute opinion s’agissant de l’incarcération, condamnation ou relaxe de tout individu appréhendé par l’autorité judiciaire ».

« Chérif Cocaine »

Parmi les partenaires commerciaux douteux de SOBUREX figurait un baron de la drogue nigérien basé dans la ville nordique d’Agadez. Chérif Ould Abidine, populairement connu sous le nom de « Chérif Cocaïne », est décédé en 2016. De son vivant, il était connu pour son trafic de cocaïne et d’autres drogues à travers le Sahel, où sa compagnie de bus 3STV opère toujours.

Il était lié à des personnalités terroristes, parmi lesquelles Goumour Bidika, qui aurait été l’un des principaux facilitateurs du terrorisme et du trafic de drogue à Agadez, et Chérif Kaffa, membre du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), ancienne filiale d’Al-Qaida. Pourtant, Ould Abidine jouissait d’un pouvoir politique considérable au Niger, finançant des alliés politiques et parfois même occupant un siège à l’Assemblée nationale du pays.

Chérif Ould Abidine

Ould Abidine aurait également trafiqué Marlboros avec le représentant de Philip Morris, Compaoré, selon des documents judiciaires obtenus par l’OCCRP. « M. Appollinaire Compaoré, commerçant résidant à Ouagadougou, faisait vendre en Libye par l’intermédiaire de M. Chérif Ould Abidine, transporteur négociant domicilié à Agadez, des cartons de cigarettes de diverses marques », lit-on dans la décision de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA), rendue le 3 juin 2010, dans un contentieux opposant les deux hommes.

« Les relations entre les deux partenaires se détériorèrent courant août 2002, à la suite d’une livraison spécifique portant, selon Monsieur Apollinaire COMPAORE, sur 1.319 cartons de cigarettes de marque Marlboro, lesquels auraient été reçus par Monsieur Chérif Ould Abidine et vendus par lui sans qu’il en reverse les revenus à son fournisseur susnommé », révèle l’arrêt de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA.

L’affaire, déposée à Abidjan en 2010, était l’appel de Compaoré contre une série de différends financiers entre lui et son partenaire au Niger. On ne sait pas exactement comment le procès a été possible, étant donné que le différend porte sur les bénéfices d’un commerce illégal. D’après Hassane Amadou Diallo, directeur de Transparency International (TI) Niger, le tribunal avait été invité à arbitrer le différend et il considérait donc probablement qu’il était hors de son rôle de se demander d’où venaient les bénéfices.

Le tribunal a décidé de confirmer les décisions des affaires précédentes entre les deux hommes, ordonnant à Compaoré de payer à Chérif Cocaïne  « la somme de 150.798.640 francs CFA représentant le montant de « divers commissions et débours ainsi que celle de 30.000.000 francs CFA à titre de dommages et intérêts »». Un avocat de Compaoré a refusé de commenter sa relation avec Ould Abidine, invoquant la nécessité de « respecter la confidentialité ».

Cependant, pour Diallo de TI Niger, les activités de Compaoré et Ould Abidine en Libye, en Algérie et au Niger étaient toutes illégales, car aucun d’eux n’avait une licence pour distribuer des cigarettes dans ces pays. « C’était certainement une quantité énorme en termes de volume qui a traversé le Niger vers la Libye et l’Algérie, et qui a été vendue ici aussi », a-t-il déclaré.

Agadez, au nord du Niger, est une plaque tournante du trafic de cigarettes et de migrants | Crédit: Désirée von Trotha / picture-alliance / dpa / AP Images

Philip Morris reconnaît que le commerce de la cigarette au Sahel a tracé une voie pour l’important flux de cocaïne qui traverse maintenant la région, un commerce brutalement déstabilisant dans une région déjà déchirée par la guerre. « La croissance d’une importante route de trafic de cocaïne de l’Amérique du Sud à travers le Maghreb vers l’Europe a exploité les routes de contrebande de cigarettes établies à la fin du XXe siècle », renseigne Illicit Trade in the Maghreb , un rapport de 2017 commandité par PMI.

Dans le nord du Niger, les personnes sur le terrain ont décrit un commerce bien organisé dans lequel la drogue et les cigarettes illicites circulent le long du même réseau. De nombreux études et rapports ont montré que ce commerce finance le terrorisme.

M. A., un commerçant d’Agadez qui faisait autrefois partie du réseau d’Ould Abidine, confie qu’il acheminait la marchandise du Niger jusqu’à la frontière entre la Libye et la Tunisie, puis la remettait à un autre groupe pour qu’elle soit emmenée vers le nord. « Quand nous arrivons là-bas avec les camions, un groupe de personnes, Libyens et Tunisiens, nous attend. Nous déchargeons tous les cartons et les rechargeons dans d’autres camions », témoigne M. A, demandant que son nom complet ne soit pas utilisé pour des raisons de sécurité.

Un porte-parole du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui a contrôlé, de temps en temps, une grande partie du nord du Mali a aussi décrit une route de la drogue bien organisée du Mali, du Niger et du Burkina Faso à travers la Libye vers l’Égypte. Il révèle que le mouvement de contrebande à travers le Niger et plus au nord à travers la frontière était sécurisé par des militaires et des membres de services de renseignement.

La contrebande de tabac est « la première cause d’instabilité et, vraiment d’insécurité dans le nord du Niger », analyse Diallo de TI Niger. « Cela a eu un impact terrible, car cette contrebande a développé des mouvements mafieux qui ont affaibli l’armée, les douanes et ont finalement occupé le Sahara, [entraînant] la prolifération des armes et l’occupation de toute cette zone par des mouvements terroristes », détaille-t-il. Mais pour l’avocat de Compaoré, SOBUREX « a toujours été, et sera toujours, transparente et exemplaire. Il soutient pleinement une application stricte de l’accord de paix ».

Tous les chemins mènent à Markoye

L’opération la plus importante de Compaoré était peut-être un entrepôt à Markoye, une ville du nord du Burkina Faso, près de la frontière avec le Niger et le Mali. L’entrepôt, où les agents des douanes auraient travaillé avec des trafiquants de cigarettes de la SOBUREX, était bien connu. Salifou Diallo, le défunt président de l’Assemblée nationale du Burkina Faso, a fait référence à Markoye lors d’une réunion en mai 2017, mais n’a pas précisé à qui il appartenait.

« Le plus grand dépôt de tabac du Burkina Faso c’est la ville de Markoye, au Sahel», révèle le procès-verbal de la séance plénière de l’Assemblée nationale, du 18 mai 2017, indiquant que « de Markoye, les importateurs burkinabè du tabac vont à Gao, de Gao, ils vont à Kidal et de Kidal, ils vont en Algérie, en Libye et vers les pays arabes ». Ce procès-verbal fait également état « de l’importation de 655 milliards de francs cfa soit d’un milliard d’euros par an de tabac au Burkina Faso » dont les deux tiers sont destinés à être vendus à des groupes de trafiquants de drogue, « qui alimentent en retour le terrorisme ».

Toujours dans ce document, il ressort que pour le passage des cargaisons de cigarettes, des services de ceux qui connaissent les pistes, qui se sont mués en groupes terroristes sont loués. « Les sources indiquent que les attentats du Capuccino à Ouagadougou et de Grand Bassam à Abidjan, ont été commandités par les narcotrafiquants de cigarettes, parce qu’à un moment donné, ils n’ont pas pu faire passer leurs cargaisons »

Michel Badiara, un parlementaire, a été chargé d’effectuer une mission d’information à Markoye pour enquêter. Il a dit à l’OCCRP qu’il n’a jamais fait le voyage ni su qui dirigeait l’entrepôt, mais que son existence n’était « pas un secret ». Selon lui, les marchandises étaient désignées comme «transit» jusqu’à ce qu’elles atteignent Markoye, ce qui signifie qu’elles n’étaient pas soumises aux dispositions de contrôle du tabac du Burkina Faso.

Un agent des douanes qui a travaillé à l’entrepôt de Markoye pendant quatre ans a confié à l’OCCRP avoir personnellement escorté des camions transportant des cigarettes en provenance du Ghana et de la Côte d’Ivoire. L’entrepôt était un point de transfert où les gros envois qui venaient souvent dans des véhicules que les groupes terroristes utilisent dans le désert, étaient décomposés et remis aux passeurs pour qu’ils les acheminent vers le nord. « Les véhicules que les terroristes utilisent dans le nord, vous connaissez ? Des véhicules qui sont plus faciles à déplacer dans le nord. ce  type de véhicule était utilisé pour venir [à l’entrepôt]. Ils venaient charger dans les magasins, mais généralement ils remontaient vers l’Algérie », témoigne-t-il.

Un marché dans la ville de Markoye, près de la zone des trois frontières, où Compaoré possédait un entrepôt de cigarettes | Credit: Universal Images Group North America LLC / DeAgostini / Alamy Stock Photo

D’après lui, l’opération de contrebande qui recevait 30 à 40 camions tous les quelques mois quand il était là-bas, était facilitée par les douanes et la police. « L’entrepôt de Markoye n’est pas un entrepôt officiel, c’était comme une mafia au sommet de l’État », déclare l’agent, qui demande à ne pas être nommé par crainte pour sa sécurité. « Ce sont des groupes armés ou des passeurs. Tout ce qui est de la contrebande. C’est pour acheter des armes, c’est pour acheter de l’or. Nous, nous disons que c’étaient certainement des groupes armés qui s’occupaient de cette affaire », souligne-t-il.

L’entrepôt de Markoye a fourni des milliards de cigarettes qui ont été passées en contrebande dans le nord, dont beaucoup sont tombées entre les mains de terroristes. Ce commerce s’est poursuivi même lorsque Philip Morris payait à la Commission européenne des amendes de centaines de milliards de francs CFA soit de dizaines de millions de dollars pour contrebande, et même après la fermeture ostensiblement de l’entrepôt lorsque la zone a été sous contrôle des djihadistes en 2018.

Le groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU a découvert que SOBUREX avait envoyé des cigarettes American Legend à l’entrepôt de Markoye aussi récemment que cette année-là, lorsque la douanes a cessé de surveiller la zone après l’assassinat d’un de ses agents, suite à une attaque terroriste le 1er septembre 2016.

Un ancien associé de Compaoré, Sidien Agdal, qui est maintenant un homme politique au Niger, a laissé entendre, lors d’un panel des experts de l’ONU en août 2019, que les cigarettes American Legend devaient être transportées à travers le Mali vers l’Algérie et l’Europe. « Les cigarettes American Legend étaient conservées dans un dépôt douanier à Markoye et généralement transportées par de petits marchands qui les acheminaient directement vers le Mali ». a-t-il déclaré dans un rapport de 2019, qui a déterminé que les cigarettes étaient déplacées au nord de Makoye « sous escorte des groupes armés maliens ». Agdal a déclaré à l’OCCRP qu’il n’était plus dans le secteur du tabac, mais a proposé de fournir plus d’informations en échange d’armes. L’OCCRP a décliné l’offre.

Pour l’avocat de Compaoré, SOBUREX respecte les lois douanières du Burkina Faso et exige que les clients qui réexportent ses produits se conforment aux lois des pays de destination. « La gestion de la distribution de cigarettes par la Soburex a toujours été conduite dans le respect des législations applicables et dans la plus grande transparence comme le relève le rapport susmentionné. Les éventuels manquements des clients de la Soburex ne sauraient lui être imputés », s’est-il défendu.

La zone entière de Markoye est fréquemment attaquée par des groupes liés à Al-Qaida et à l’État islamique. Selon I. T., un leader de la société civile à Markoye, les camions transportent rarement des cigarettes dans la région maintenant, bien que Marlboro reste la marque la plus populaire. Appollinaire Compaoré reste le représentant de Philip Morris en Afrique de l’Ouest.

Enquête réalisée par Aisha Kehoe Down (OCCRP), Gaston Bonheur Sawadogo (CENOZO),   Tom Stocks (OCCRP), Ramdane Guidiguoro (CENOZO), Kétéri Mangal (CENOZO) (cet article a été publié pour la première fois en mars 2021)
 

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