Le processus législatif, pilier fondamental de l’État de droit, repose autant sur la légitimité démocratique que sur la qualité juridique des textes adoptés. En ce sens, la Constitution et les lois organiques prévoient différents mécanismes d’accompagnement et de contrôle en amont. L’un de ces mécanismes, souvent méconnu ou négligé, réside dans la possibilité pour l’Assemblée nationale de solliciter l’avis consultatif de la Cour suprême sur les propositions de loi. Cette faculté, consacrée par la loi organique sur la Cour suprême n° 2017-09 du 17 janvier 2017, modifiée par la loi organique n° 2022-16 du 23 mai 2022, demeure pourtant sous-utilisée (1). Pourquoi l’Assemblée nationale ne recourt-elle pas à cette expertise juridique ? Cette question appelle une analyse du cadre juridique existant, de son utilité potentielle, ainsi que des raisons de son désintérêt apparent.
Une base juridique claire mais peu mise en œuvre
Selon l’article 80 de la Constitution, le pouvoir d’initiative législative appartient au Président de la République, au Premier ministre et aux députés. L’Assemblée nationale détient, quant à elle, le pouvoir exclusif de voter les projets et propositions de loi.
Conscient des limites parfois observées dans la préparation technique des textes, le législateur a, dès 1992, élargi le rôle de la Cour suprême en lui confiant une mission consultative à l’égard du pouvoir législatif. Ainsi, le dernier alinéa de l’article 18 de l’actuelle loi organique du 17 janvier 2017 sur la Cour suprême permet au Président de l’Assemblée nationale de saisir la Cour suprême, après examen par la commission compétente, pour avis sur une proposition de loi. La Cour suprême, réunie en Assemblée générale consultative, peut alors se prononcer sur la légalité des dispositions proposées et, le cas échéant, sur la pertinence des moyens juridiques utilisés pour atteindre les objectifs visés.
Il s’agit bien d’un avis consultatif non contraignant, qui ne porte pas sur les choix politiques du législateur, mais qui vise à sécuriser juridiquement l’élaboration des normes.
Une procédure consultative largement ignorée
Malgré son utilité potentielle, ce mécanisme reste peu, voire pas utilisé. Aucun exemple marquant de saisine de la Cour suprême par l’Assemblée nationale n’est documenté, ce qui interroge sur la volonté réelle du législateur d’exploiter les ressources à sa disposition.
Un cas révélateur est celui de la proposition de loi organique portant règlement intérieur de l’Assemblée nationale. Ce texte aurait pourtant mérité une relecture juridique par la Cour suprême avant son adoption, ne serait-ce que pour s’assurer de sa pleine conformité aux exigences constitutionnelles. Son examen préalable aurait pu prévenir d’éventuelles contestations futures et renforcer sa solidité normative.
Une opportunité à institutionnaliser
Face à cette situation, il conviendrait d’encourager l’Assemblée nationale à institutionnaliser le recours à la Cour suprême, notamment pour les propositions de loi à forte portée juridique ou constitutionnelle. Le Président de l’Assemblée pourrait ainsi, de manière discrétionnaire mais raisonnée, sélectionner les textes nécessitant une expertise approfondie.
À cet égard, l’exemple de l’article 39 de la Constitution française pourrait inspirer une réforme. Une disposition à intégrer dans le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale pourrait être ainsi formulée « Dans les conditions prévues par la loi, le Président de l’Assemblée nationale peut soumettre, pour avis, à la Cour suprême, avant son examen en commission, une proposition de loi déposée par un député, sauf si ce dernier s’y oppose » (2).
Le dernier membre de phrase permettrait de garantir un équilibre entre le respect de la volonté de l’auteur de la proposition et le souci de sécurité juridique. Toutefois, comme le souligne la juriste Séverine Leroyer, confier un tel pouvoir au Président de l’Assemblée, généralement issu de la majorité, n’est pas neutre : il pourrait, même involontairement, faire l’objet de soupçons de partialité de la part de l’opposition
Conclusion
En somme, la possibilité offerte à l’Assemblée nationale de consulter la Cour suprême sur les propositions de loi constitue un levier important pour renforcer la qualité de la législation. Pourtant, cette procédure reste largement inexploitée. Il est urgent de mieux intégrer ce mécanisme dans la pratique parlementaire, voire de l’encadrer davantage à travers une réforme du Règlement intérieur. À l’heure où les exigences de sécurité juridique et de contrôle de constitutionnalité se renforcent, un tel dispositif contribuerait à une production législative plus rigoureuse, respectueuse de l’État de droit.
1) Cette possibilité était prévue par le dernier alinéa de l’article 3 de la loi organique n° 92-24 du 30 mai 1992 sur le Conseil d’Etat puis par l’article 29 de la loi organique n° 2008-35 du 08 août 2008.portant création de la Cour suprême.
(2) Une résolution pourrait ensuite être prise pour préciser les modalités d’application de cette nouvelle disposition, notamment en ce qui concerne l’autorité de l’avis de la Cour à l’égard de l’auteur de la proposition de loi et de la commission parlementaire concernée.
SOURCE : MA REVUE DE PRESSE