Philippe Bohn (DG Air Sénégal): «Le Rwanda a démontré que la rigueur permet à un pays de démarrer sur le plan économique» (suite & fin)

Lundi 20 Novembre 2017

Dans la seconde partie de l’interview exclusive qu’il nous a accordée, le directeur général de la compagnie Air Sénégal aborde plusieurs sujets dont la concurrence dans le secteur aérien ouest-africain avec, au passage, un plaidoyer en faveur d’un soutien à un projet qui peut hisser haut le drapeau national.


Vous êtes un ancien de la compagnie Airbus. Quel lien pourriez-vous établir entre airbus et la Air Sénégal SA ?
Alors je vais être très, très clair là-dessus. Oui, j’ai passé de nombreux années chez Airbus qui est une compagnie d’entreprise magnifique évidemment c’est des années très importantes professionnellement parlant ; Maintenant je suis avant tout un  dirigeant d’entreprise, un industriel, donc je suis extrêmement pragmatique. Et si la question est : est ce que vous allez nécessairement faire acheter des airbus ou des Boeings ou autre chose, je vais vous dire j’attends avec impatience que les uns et les autres viennent me voir et me convainquent où est le meilleur deal.
 
Ma conviction est qu’une compagnie qui démarre comme la nôtre, doit être plutôt mono produit. C’est-à-dire que le jour où on choisira si on parle de single air d’aller chez Boeing ou chez airbus, je ne veux pas dire chez d’autres parce que  pour l’instant quand même ce sont les deux fabricants majeurs, mais pourquoi pas, moi je suis ouvert, j’aime beaucoup les produits de Bombardier, j’aime beaucoup les amis d’Ambraer, je suis un passionné d’aéronautique aussi. Mais je n’ai pas de prérequis non plus, très clairement je prendrai le meilleur deal pour l’entreprise.
 
Vous arrivez à un moment où la concurrence est extrêmement dure au niveau de la région ouest africaine. Sérieusement, y a-t-il encore de la place à prendre ?
C’est une excellente question. Elle est excellente parce qu’il n’est pas facile d’y répondre et elle tout à fait juste. Il faut être lucide, si vous prenez l’évolution des flux au Sénégal ces dix dernières années, le marché a très peu cru, on doit avoir une progression de 3% à peine. Le marché régional et sous régional est un marché très fortement concurrentiel. Et donc il n’y a pas de place pour un pays, un drapeau, une compagnie aérienne, soyons clairs.
 
Le Sénégal a des atouts formidables, et c’est pourquoi je crois à cet challenge ; parce que nous avons une position géographique. Le Sénégal a la chance d’avoir un gouvernement qui, aujourd’hui, est regardé avec beaucoup de respect sur la façon dont il gère ce pays et qui a des perspectives économiques importantes - je pourrai évidemment mentionner les questions de gaz et de pétrole puisque vous savez peut-être que j’ai aussi été dans l’industrie pétrolière dans ma carrière. Donc je regarde cela avec grande attention…
 
Disons que l’espoir est permis à vos yeux…
Le Sénégal a des atouts, mais ce n’est pas gagné, il faut être objectif, il y a des gens qui ont de l’avance sur nous. Nos amis Rwandais - qui sont là d’ailleurs - ont montré l’exemple. Il n’y a pas de fatalité sur ce continent, on peut bien faire les choses. Une des meilleures compagnies du monde c’est quand même Ethiopian Airlines. Ça veut dire qu’en Afrique il y a des capacités.
 
Le Rwanda a démontré que la rigueur permettait à un pays de démarrer sur le plan économique, d’avoir une aventure formidable. Je crois profondément que le Sénégal a les atouts pour réussir. Mais nous ne réussirons pas contre les autres, nous réussirons en tissant des partenariats intelligents. Par définition, on ne peut pas être en partenariat avec tout le monde, il faut choisir…
 
Mais vous êtes en compétition économique quand même, donc l’idée de tuer la concurrence est sous jacente…
Oui, on est en compétition mais on ne peut pas être en compétition contre tout le monde. C’est comme quand vous faites la guerre : si vous ouvrez tous les fronts, vous n’avez aucune chance de la gagner. Il faut prendre les fronts les uns après les autres et avoir des alliés. D’ailleurs, on parlait beaucoup d’Air Afrique, c’est fini Air Afrique c’est le passé, le monde a évolué. Mais le concept originel d’Air Afrique – et le président Senghor a été l’un des cerveaux de cette affaire à l’époque – était pertinent et clairvoyant. C’est vous dire qu’il y a une histoire aéronautique au Sénégal. L’idée est de dire qu’on va mutualiser sur la région parce que précisément le marché étant ce qu’il est, il faut s’associer pour faire les choses ensemble.
 
Concrètement ?
Fondamentalement, c’est des coopérations stratégiques avec des partenaires bien identifiés pour pouvoir attaquer le marché ensemble, si j’ose dire. C’est dans un esprit de trouver des partenaires et de coopérer intelligemment qu’on démarre parce qu’on est conscient que le marché est extrêmement concurrentiel. Donc on doit être les meilleurs, et pour être des meilleurs, il faut être des plus sérieux.
 
Qu’allez-vous faire pour capter des parts de marché ? Vendre le billet d’avion moins cher que chez Air Burkina ou Air Côte d’Ivoire?
 
Il est prématuré de répondre précisément à la question parce qu’il y a un dossier qui avait pris un tout petit peu de retard quand je suis arrivé, qui est le dossier précisément de tout ce qui est le passager –management system et le ticketing. Et il y a un système qui est le système Sita, qui avait été acheté au Bourget et qui n’avait pas été mis en œuvre. Installer un système comme celui-là prend plusieurs mois, parce qu’il faut former les gens, ensuite, il faut les positionner dans l’entreprise et dans son rayon d’action pour pouvoir vendre. C’est simple comme tout.
 
Si on fait voler des avions sans vendre des tickets, on perd de l’argent et beaucoup d’argent. Aujourd’hui évidemment, on va développer une stratégie marketing et commerciale qui nous permette d’arriver sur le marché, mais vous me permettrez d’en conserver le secret, parce que si je vous le dis à vous, mes concurrents vont le connaître (Rires).
 
Air Sénégal SA comptera combien de salariés au démarrage ?
Je ne peux pas vous dire au chiffre près, mais pour être franc ce serait prématuré. Je pense que grosso modo on a un besoin en ressources humaines qui va être entre 200 et 300 personnes dans les 18 mois qui viennent. C’est un des gros challenges. On a besoin d’embaucher et ça prend du temps. Les gens pensent qu’on fait des choses faciles… Non! Quand on fait les choses dans la rigueur, cela prend du temps.
 
Par exemple, j’ai identifié une ou deux personnes de grandes compétences, sénégalaises en plus, pour répondre à la question que vous ne m’avez pas encore posée. Elles travaillent  dans des compagnies à l’étranger. On est allé les trouver, il y’en a une troisième qui travaille ici à Dakar. Mais ces trois personnes sont déjà chez des employeurs. Il y a des règles…
 
Vous comptez les débaucher ?
Ben oui, j’essaye... Il faut que j’arrive d’abord à les convaincre de rejoindre l’équipe, et ensuite elles font comme tout le monde, il y a des préavis. Voilà. On ne fait pas les choses n’importe comment, on n’est pas des bandits de grands chemins. Ça prend du temps. Mais on va y arriver. Je suis profondément convaincu que ce projet est non seulement viable, mais qu’on peut construire une belle compagnie aérienne. On a besoin de tout le monde. Regardez la presse étrangère, si vous regardez bien, dans la plupart des pays, il n’y a pas beaucoup de presse qui tape sur sa compagnie nationale.
 
Cela veut dire quoi ?
Moi j’ai besoin de soutien, je n’ai pas besoin qu’on attaque Air Sénégal, j’ai besoin qu’on soutienne Air Sénégal. Ce n’est pas tout seul que je pourrai y arriver, tout seul je ne suis rien, je n’existe. Je suis un  chef d’orchestre éventuellement. Je suis un homme qui travaille en équipe. Je n’ai pas la vérité tout seul, personne n’a la vérité tout seule du reste. On est toujours plus intelligent à plusieurs.
 
Il faut à un moment donné avoir quelqu’un qui coordonne, prenne les décisions… J’ai besoin qu’on soit derrière cette entreprise, parce que pour hisser haut le drapeau national du Sénégal, il faut être nombreux. On doit tous être derrière pour que ce drapeau se voie de loin. Et de loin, cela veut dire qu’il se voie du monde entier, du monde où on va faire voler nos avions. C’est cela l’ambition, le projet.
 
Comment avez-vous connu le Président Macky Sall ?
D’abord il y a des questions d’ordre privé auxquelles je n’ai pas nécessairement envie de répondre, parce que je ne parle jamais des choses privées. Après, le président est une personnalité  internationale,  donc comme tout le monde je la connais parce que c’est une personnalité reconnue. Après, il n’est un secret pour personne que je connais ce pays depuis de nombreuses années.
 
La seule chose que je puisse dire pour rester sur le sujet strictement professionnel, c’est que j’ai pour le président une profonde admiration et un profond respect pour ce qu’il fait. Je pense que c’est un Homme d’Etat digne de ce nom qui a une vision très pointue sur tous les sujets techniques. En plus,  c’est un ingénieur, il connaît les choses dans les détails, et je pense que c’est un homme qui a une vision et qui est reconnu aujourd’hui internationalement. Il ne faut pas se tromper là dessus. Sur le contient africain il est une voix qui est maintenant écoutée et que tout le monde consulte. Donc voilà, ma connaissance de l’homme.
 
Vous l’aviez déjà croisé dans les cercles de l’industrie pétrolière ?
Ah non, on ne s’est jamais croisé dans l’industrie pétrolière. On se connaît depuis longtemps, c’est vrai, une très respectueuse amitié nous lie, c’est vrai. J’ai beaucoup de respect, d’admiration pour l’homme politique qu’il est, pour ce qu’il fait… Construire c’est ce qu’il y a de plus difficile, critiquer c’est le jeu politique, tout le monde sait le faire. Mais construire… Et là le Sénégal – je trouve ça passionnant - est en train d’allumer comme on dit le deuxième étage de la fusée. On sent que les choses peuvent démarrer, que ça peut encore aller plus loin, et c’est ça qui est passionnant, participer à une aventure comme celle-là.
 
Je considère que c’est un honneur pour moi. Je le fais par affection, je le fais par fidélité, je le fais par engagement, mais je considère aussi que je suis très honoré d’être là. Juste un dernier message pour ceux qui pensent que je vais me décourager devant l’adversité, ce sont des gens qui me connaissent bien mal. Je m’épanouis dans la difficulté, si j’y pense c’est d’ailleurs pour ça qu’on est venu me chercher. Parce qu’alors là, c’est mon moteur. Certains peuvent être stressés par l’adversité, moi c’est plutôt cela qui me rend alerte au sens dynamique.
 
Pouvez-vous nous parler de votre parcours africain ?
Ce n’est pas un secret et tout le monde le sait, j’ai une inclinaison particulière pour ce continent. Je sais ce que je dois à l’Afrique. J’y ai mené beaucoup d’entreprises, de combats politiques, de passions. J’y ai des amis qui sont très importants pour moi et j’y ai toujours travaillé depuis une trentaine d’années. Je ne vous le cache pas, j’ai été meurtri par certains articles de presse de caniveau, parce que je suis venu ici par affection aussi. Soyons clair : si j’étais venu au Sénégal pour gagner de l’argent, je serai parti dans une banque d’affaires à New York.
 
Vous pouvez être plus précis que cela…
On est dans un marché et je suis comme tout le monde, j’ai une valeur professionnelle. C’est une autre affaire. Ce que je veux dire, c’est qu’en venant ici au Sénégal j’ai fait un choix de cœur avant tout. Un choix de l’amitié et de la fidélité. J’ai toujours été bercé dans la culture de ce pays. J’arrive néanmoins comme quelqu’un qui doit apprendre. Je sais que ce n’est pas à la mode de parler de choses comme cela, mais je le dis avec franchise car c’est ce que je ressens. Je suis un homme libre qui a fait un choix. Voilà !
 
 
 
 
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