MBS peut-il encore sauver sa tête? avec Andreas Krieg (King's College Londres)

Dimanche 21 Octobre 2018

S’il y a bien un futur dirigeant mondial pressenti qui a été accueilli dans les pays occidentaux avec tous les honneurs depuis quelques années, c’est bien le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane. Grâce à une campagne massive de communication, le royaume a tenté de vendre au monde le produit « MBS » comme le grand réformateur qui amènerait le royaume saoudien vers la modernité.


Peu de gens ont regardé qui était ce nouveau venu et d'où il venait. MBS avait jusque-là existé dans l'ombre de ses cousins ​​et oncles plus célèbres et plus influents, ce qui l'avait amené à développer un véritable complexe d'infériorité. Et donc à tout faire pour se rattraper.

Il est arrivé au centre du jeu politique du royaume en 2015, lorsque son père est devenu roi. Mal préparé aux responsabilités politiques, le jeune prince héritier a été mis dans la lumière pour la première fois de sa vie, surveillant constamment par-dessus son épaule, ses cousins ​​et ses oncles plus puissants et plus influents que lui. Sa prise de décision est vite devenue impulsive, irrationnelle et souvent motivée par le besoin impérieux de reconnaissance. Dans le même temps, son excès de confiance dans ses capacités en faisait un micro-manager toxique, ne tolérant aucune voix critique et réprimant durement ceux qui osaient s’opposer à lui. Avec des responsabilités, une puissance et une influence croissantes depuis qu’il est devenu prince héritier en 2017, les dérapages se sont multipliés. Sa stratégie au Yémen, son isolement du Qatar, l’enlèvement du Premier ministre libanais Hariri, son boycott du Canada à la suite des commentaires d’Ottawa sur le bilan du royaume en matière de droits de l’homme, montrent que la personnalité de MBS est devenue un obstacle à la stabilité régionale.

L’affaire Kashoggi, qui n’est que la partie émergée de l’iceberg, est l’affaire de trop, peut-être celle qui verra la fin des rêves de Mohamed Ben Salmane avant même que son règne n’ait effectivement survenu. Le prince héritier s’est cru investi d’un pouvoir divin pour conduire les affaires de l’Arabie Saoudite pour au moins les dix prochaines années avec son projet de Vision 2030, mais hélas, il a multiplié les erreurs stratégiques depuis plusieurs années. Pire, il semble devenu fou. Ses ambitions risquent bien d’être définitivement enterrées devant tant d’amateurisme et de soutien complice de la communauté internationale, Donald Trump en tête.

La guerre au Yémen a fait plus de 10 000 morts et en fait l’une des plus graves crises humanitaires du XXIe siècle. Le projet avorté de MBS d’envahir le Qatar aurait pu conduire à une montée des tensions irréversible alors que la crise de 2017 et le blocus contre le Doha ont déjà conduit à la quasi disparition du Conseil de Coopération du Golfe, outil politique majeur de stabilité de la région. L’assassinat du journaliste Jamal Kashoggi, et tous les détails glauques qui jour après jour révèlent la personnalité diabolique et cynique de MBS devraient pousser les chancelleries occidentales à réagir enfin. On ne peut plus au nom de la vente d’armes que l’on réalise avec Ryad et qui rapporte chaque année des milliards aux complexes militaro-industriels européens et américains, tolérer une telle remise en cause des valeurs fondamentales qui font de nos pays ce que nous sommes censés être : des modèles de respect des droits de l’homme. Avec des amis et alliés comme l’Arabie Saoudite, nous n’avons plus besoin d’ennemis, tant elle nous a plongé dans la tentation hypocrite de préférer au nom des Etats l’appât des chiffres à la noblesse des lettres. Nous sommes ainsi en train de finir de nous trahir.

Alors que Donald Trump a tout fait depuis 2016 pour isoler à nouveau l’Iran, l’accusant de financer le terrorisme international, alors que le pays respectait à la lettre l’accord sur le nucléaire signé par Obama, il doit absolument cesser ce double jeu du pompier pyromane : soutenir l’Arabie Saoudite de MBS, condamner l’Iran, pousser Ryad à accuser le Qatar des pires méfaits et vouloir sauver la région et le monde en même temps après y avoir mis le feu.

C’est la première fois ces derniers jours que des membres importants du congrès américain, démocrates et républicains de concert, annoncent des conséquences majeures sur Ryad si la responsabilité de MBS est établi sur la mort de Kashoggi. On a même pu lire que les Emirats Arabes Unis avaient accusé Kashoggi d’avoir des contacts avec le Qatar pour « chauffer » une fois encore Mohamed Ben Salmane et le pousser à une telle action suicidaire.

Fan de jeux vidéos, MBS est déconnecté du monde qu’il prétend vouloir gérer : il provoque crise sur crise et nous fait courir à tous un grand danger, celui de la déstabilisation de tout le Moyen-Orient, qui conduira inévitablement à celle de l’Europe et de l’Occident. Les révélations sur les méthodes d’assassinat de Kashoggi sont au-delà de tout entendement : torture en maintenant en vie la personne le plus longtemps possible. décapitation, démembrement. Il est impossible, en connaissant le fonctionnement de pays comme l’Arabie Saoudite, d’imaginer qu’une bande d’agents isolés a pu commettre un tel acte sans en référer et sans ordre de la hiérarchie directe : car dans le cas de l’espèce, ils ont non seulement embarqué le médecin chef du Ministère de l’Intérieur saoudien, quinze membres des services de renseignement, affrété deux jets privés à une société prestataire du Ministère de l’Intérieur, et aller assassiner un ancien conseiller royal et journaliste éminent d’un média occidental, le Washington Post, dans leur propre consulat d’un pays musulman gouverné par un autre despote avec lesquels les Saoudiens eux-mêmes sont en bisbille.

L’Union européenne et les USA perdraient définitivement toute autorité morale par rapports à « nos valeurs universelles » si l’on continuait à sacrifier sur l’autel des droits de l’homme celui du commerce mortifère de l’idéologie salafiste et de la vente de nos armes (tout comme celles des Emirats d’ailleurs), qui servent essentiellement à tuer les Yéménites dans une guerre qui n’est qu’un échec pour Ryad. L’affaire Kashoggi doit servir une fois pour toutes à mettre au pas la maison des Saoud sur leur rôle néfaste pour le monde.

Le fait d’avoir commis l’assassinat de Kashoggi à Istanbul, en pays étranger, est la preuve qu’il n’y a plus de limite à la folie de MBS. Il est aujourd’hui prêt à éliminer tout opposant même à l’étranger, rappelant d’autres régimes comme celui de Mohammar Khadafi. Il est temps de mettre un terme au mix effrayant pour le monde de sauvagerie, d’ignorance et d’indifférence à toutes les règles de MBS, encouragé par l’administration Trump et par son mentor de l’ombre, Mohamed Ben Zayed, prince héritier des EAU.

(Le Club de Mediapart)

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