Frantz Fanon, dirigeant du FLN d’Algérie, a laissé à la postérité une œuvre théorique et pratique que la génération souverainiste actuelle en lutte contre le néocolonialisme doit absolument s’approprier de façon contextualisée et critique dans la marche vers la souveraineté nationale panafricaine.
Chaque expérience singulière doit découvrir, apprendre l’œuvre de Fanon et voir au cours de la lutte ce qui est utile à mettre en œuvre en tenant compte de ses particularités nationales propres.
Les œuvres théorique et pratique des leaders de la première phase de libération nationale, ainsi que celle de Fanon ne sont pas des recettes de cuisine, mais des synthèses des efforts et des prouesses des expériences passées à connaître pour en extirper la quintessence permettant d’établir une continuité stratégique entre le passé et le présent pour forger l’avenir.
Étudier Fanon, Cabral, Nkrumah, Nasser, les leaders de l’UPC, Sékou Touré/Saïfoulaye Diallo, Modibo, Sankara, Mandela, l’ANC, le RDA, le PAI, etc, pour comprendre de façon critique les forces et faiblesses de la première phase de libération nationale et panafricaine, est un antidote contre les récidives et favorise le dépassement positif de la première phase anti-coloniale par cette seconde phase anti-néocoloniale.
Fanon combattit avec les Forces françaises libres anti-vichystes pendant la Seconde Guerre mondiale et après avoir obtenu son diplôme de psychiatre à Lyon en 1951, il exerça en Algérie française à l’hôpital psychiatrique de Blida avant de rejoindre officiellement le Front de libération nationale (FLN) en exil à Tunis, où il représenta le mouvement sur la scène africaine et internationale. Il participe également à la rédaction de son organe francophone, El Moudjahid, où il publie plusieurs de ses propres articles.
Les principaux écrits de Fanon sur le colonialisme, le racisme et l’anti-impérialisme sont Les Damnés de la terre, Peau noire, Masques blancs (1952), L’An V de la révolution algérienne (1959) et Pour la révolution africaine (1964).
Visitons quelques axes de l’œuvre de Fanon à appréhender par la génération des lutteurs actuels et à prendre en compte par elle dans les combats actuels :
1) Par la lutte, décoloniser l’esprit du colonisé en décolonisant celui du colonisateur
Pour Fanon « Le colonisé est vaincu mais non dompté; il est traité en inférieur mais n’est pas convaincu de son infériorité » (Frantz Fanon). Toutefois comme l’écrivain Ngugi Wa Thiong'o, Fanon précise aussi que « Les gens qui, au début de la lutte, avaient adopté le manichéisme primitif du colon — Noirs et Blancs, Arabes et chrétiens — s’aperçoivent en avançant qu’il arrive parfois qu’on trouve des Noirs plus blancs que les Blancs et que le fait d’avoir un drapeau national et l’espoir d’une nation indépendante n’incite pas toujours certaines couches de la population à renoncer à leurs intérêts et privilèges… » (idem). Fanon anticipe par cette critique acerbe le passage du colonialisme au néocolonialisme par l’embourgeoisement d’une élite compradore dite « évoluée », agent autochtone associé au système de l’oppression.
Fanon établit un lien scientifique direct entre la psychiatrie, la colonisation et la guerre : « Nous avons ici rassemblé certains cas ou groupes de cas où l’événement déclenchant la maladie est d’abord l’atmosphère de guerre totale qui règne en Algérie », « cette guerre coloniale est singulière jusque dans la pathologie qu’elle engendre » (idem).
Apparaît ici un triple enjeu de tout mouvement de libération nationale :
- A la violence coloniale répond la violence révolutionnaire libératrice, c’est ce que Mandela Rolihlahla a synthétisé en disant que « c’est le colonisateur qui décide des formes de la lutte du colonisé »;
- Il faut lutter vaille que vaille contre l’aliénation culturelle assimilationniste de l’élite colonisée en réhabilitant tous les aspects progressistes de nos cultures nationales comme le préconisait Amilcar Cabral parce que l’aliénation culturelle est un facteur du passage du colonialisme au néo-colonialisme;
- La bourgeoisie compradore est à vaincre pour assurer la marche vers l’indépendance nationale.
Ce sont là quelques-unes des tâches de l’actuelle seconde phase de libération nationale anti-néocoloniale panafricaine.
2) Fanon et la critique révolutionnaire du réformisme
- Dans la lutte contre le dévoiement néocolonial du colonialisme, Fanon démasque les critiques réformistes de l’aliénation parce qu’elles maintiennent la lutte dans les limites d’une illusoire réforme du colonialisme. Ainsi dit-il fort justement que « La négritude parlait d’aliénation et non d’exploitation; elle s’adressait à l’élite et non aux masses; aux lettrés et non aux illettrés » (idem); Fanon dénonçait ainsi les colonisés « évolués » assimilés qui reprenaient l’idéologie coloniale qui essentialise ainsi le colon comme doté de « la raison, la science et l’objectivité » tout en stigmatisant le colonisé comme élément primitif soumis à la nature et vautré dans le stade animal de « l’émotion, le rythme, le folklore, le mysticisme ».
La lutte contre l’influence exercée sur le peuple des élites compradores embourgeoisées mentalement colonisées est indispensable pour vaincre le système néocolonial.
Voilà une autre tâche indispensable à prendre en charge dans cette phase 2 de libération nationale panafricaine.
3) La politique doit commander au militaire
Exposant la justesse des décisions du congrès de la Soummam, conférence stratégique de trois semaines, tenue en 1956, deux ans après le déclenchement de la lutte armée par le FLN algérien, et dont le principal artisan est Abane Ramdane (1920-1957), Fanon défend que « S’agissant de la lutte armée, la Soummam institua des structures civiles chargées d’encadrer le militaire, en nommant des commissaires politiques pour organiser la population, en conseillant sur la stratégie militaire et en mettant en place des assemblées populaires : un contre-État remplaçant le droit et l’autorité français » (idem).
Ce point est important pour les actuelles expériences souverainistes militaristes dans les pays de l’AES en résistance contre la guerre coloniale de l’OTAN par djihado-terroristes interposés. C’est la politique à la commande qui peut établir le lien dialectique indispensable entre le militaire, les forces patriotiques civiles et les populations dans dans la lutte contre le mercenariat djihado-terroriste de l’OTAN et des pétrodollars.
Sankara a été confronté à l’équation militarisme et/ou direction politique. D’où sa formule « un soldat sans conscience politique est un criminel en puissance ». Le militarisme mondialiste libéral du FPR (Rwandais), du FLN Algérien, etc, a engendré ces États bureaucratiques militaristes bourgeois qui ont ainsi changé de nature le premier après la mort de son fondateur Fred Rwigema et l’autre après Boumediène; le cas du Ghana avec Jerry Rawlings est à étudier car il a objectivement mis le pays sur la voie de la démocratie formelle, mais a aussi intégré en position subalterne la mondialisation libérale.
C’est plutôt ailleurs que la juste solution de cette équation militarisme et direction politique a été réglée, notamment par le Parti Communiste en Chine, au Vietnam, en Corée du Nord, à Cuba, etc.
La question du passage de la victoire militaire nécessaire à ensuite la mise en œuvre d’une politique de construction démocratique et populaire d’une nation partie prenante d’une stratégie politique pour libérer économiquement, diplomatiquement, culturellement est posée et est à résoudre par étape dans l’actuelle phase de libération anti-néocoloniale.
4) Unité africaine et Internationalisme
Au Congrès des écrivains et artistes noirs, organisé à Paris en 1956 par Présence Africaine, l’intervention de Fanon est un appel à revitaliser les solidarités panafricaines contre le racisme qu’il qualifie « d’élément culturel du système colonial », qui exige une réponse anti-coloniale unifiée de la diaspora africaine. Pour Fanon le panafricanisme n’est pas un retour culturaliste essentialiste vers un âge d’or du passé africain idéalisé ou à un mysticisme identitaire. Au deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs, tenu à Rome en 1959, Fanon enjoint ses interlocuteurs à concentrer leurs efforts sur les luttes armées de décolonisation en Afrique.
Fanon considère donc que « La trahison n’est pas nationale, elle est sociale » (idem) parce qu’elle préfigure ainsi le passage du colonialisme au néocolonialisme. Le panafricanisme de Fanon s’exprime clairement quand il dit que « Nul ne peut vraiment souhaiter l’essor de la culture africaine s’il n’apporte pas un soutien concret à la création des conditions nécessaires à l’existence de cette culture; en d’autres termes, à la libération de tout le continent » (idem).
Fanon convoque ainsi le lien libération nationale et libération sociale comme antidote contre le néocolonialisme : « Cette politique est nationale, révolutionnaire et sociale, et ces faits nouveaux que le colonisé va désormais connaître n’existent que dans l’action » (idem) parce que « Sans cette lutte, sans cette connaissance par la pratique de l’action, il n’y a qu’un défilé de carnaval et des sons de trompettes. Rien qu’un minimum de réadaptation, quelques réformes au sommet, un drapeau qui flotte; et tout en bas une masse indistincte, vivant encore au Moyen Âge, marquant indéfiniment le pas » (idem).
Analysant la colonisation de peuplement, il note que « Le prolétariat naissant des villes est dans une position relativement privilégiée… Dans les pays coloniaux, la classe ouvrière a tout à perdre; en réalité, elle représente cette fraction de la nation colonisée qui est nécessaire et irremplaçable au bon fonctionnement de la machine coloniale, etc » (idem).
Fanon énonce ici le même constat fait avant lui par Karl Marx : « L’Angleterre a maintenant une classe ouvrière scindée en deux camps ennemis: prolétaires anglais et prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais ordinaire déteste l’ouvrier irlandais comme un concurrent qui abaisse son niveau de vie. Il se sent à son égard membre d’une nation dominatrice, devient, de ce fait, un instrument de ses aristocrates et capitalistes contre l’Irlande et consolide ainsi leur pouvoir sur lui-même. Des préjugés religieux, sociaux et nationaux le dressent contre l’ouvrier irlandais.
Il se conduit envers lui à peu près comme les « Blancs pauvres » envers les Noirs dans les anciens États esclavagistes de l’Union américaine. L’Irlandais lui rend la pareille largement. Il voit en lui à la fois le complice et l’instrument aveugle de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est entretenu artificiellement et attisé par la presse, les sermons, les revues humoristiques, bref par tous les moyens dont disposent les classes au pouvoir. Cet antagonisme constitue le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de sa bonne organisation. C’est aussi le secret de la puissance persistante de la classe capitaliste, qui s’en rend parfaitement compte » (Marx à S. Meyer et A. Vogt-in Marx-Engels, Correspondances).
Comme Karl Marx, Fanon précise aussi que « L’économie coloniale était incapable de satisfaire les besoins de base de la population algérienne » (idem), ce qui jette malgré les obstacles signalés les fondements concrets d’une lutte de libération nationale dans la colonie de peuplement.
Partant de de la nature sociale complexe du système colonial de peuplement en Algérie, il en tire comme conclusion que « Cette immense tâche qui consiste à réintroduire l’humanité dans le monde, l’humanité tout entière, s’accomplira avec l’aide indispensable des peuples européens, qui doivent eux-mêmes se rendre compte que, dans le passé, ils se sont souvent rangés du côté de nos maîtres communs dès qu’il s’agissait des questions coloniales. Pour y parvenir, les peuples européens doivent d’abord décider de se réveiller et de se secouer, d’utiliser leur intelligence et de cesser de jouer au stupide jeu de la Belle au bois dormant » (idem).
En d’autres termes, en détruisant le colonialisme et le néocolonialisme les peuples opprimés poussent, consciemment ou inconsciemment, à la fin de l’oppression en tant que telle.
C’est exactement ce que dit la Troisième Internationale Communiste dans sa résolution de 1928 concernant la question noire : «La question Noire aux États-Unis doit être traitée en relation avec les questions et les luttes des Noirs dans d'autres parties du monde. La race Noire est une race opprimée partout. Qu'elle constitue une minorité (États-Unis, etc), une majorité (Afrique du Sud) ou qu'elle habite un soi-disant État indépendant (Liberia, etc.), les Noirs sont opprimés par l'impérialisme. Ainsi, un intérêt commun est établi pour une lutte révolutionnaire de libération raciale et nationale contre la domination impérialiste des Noirs dans les diverses régions du monde ».
Se pose ici le besoin à la fois d’unifier solidairement les peuples d’Afrique par la formule des Lamine Arfan Senghor et Tiémoko Garang Kouyaté de « l’union libre des peuples libres d’Afrique » et sa jonction avec la formule léniniste « prolétaires de tous pays et peuples opprimés, unissez vous ! ».
C’est aussi une des tâches de l’actuelle seconde phase de libération nationale panafricaine pour laquelle comme le dit Fanon « chaque génération… doit découvrir sa mission… l’accomplir ».
Conclusion
Les changements en cours à l’échelle mondiale du rapport géopolitique, stratégique, scientifique, technologique, culturel et politique des forces entre l’hégémonie multiséculaire du capitalisme impérialiste Etasuno-européo-otano-israélien-G7 et le reste de l’humanité jusqu’ici dominé et spolié est le nouveau contexte de la lutte en cours entre camp néocolonial et camp souverainiste dans nos néo-colonies africaines, voire même partout dans le Sud global.
Les premières victoires tactiques récentes de l’AES avec la nouvelle étape de la Confédération et du Sénégal qui prolongent en fait la résistance de l’Érythrée, non membre des Institutions de Bretton Woods, contraignent les impérialistes et leurs affidés néocoloniaux à duper les peuples en mettant en avant « leur » panafricanisme propre à la sauce mondialiste libérale pour dévoyer l’essence combative anti-impérialiste du panafricanisme des Fanon, Cabral, Nkrumah, Um Nyobé, Osendé, Mondlane, Ben Barka, Chris Hani, Lamine Senghor, Tiémoko Garang Kouyaté, etc.
L’actuelle seconde phase de libération nationale panafricaine doit, en démarcation totale vis-à-vis de cette supercherie, donc ré-investir la pensée et la pratique panafricaine révolutionnaire en la contextualisant par l’analyse concrète de l’actuelle réalité nationale, régionale, continentale et mondiale contre les pièges du panafricanisme du FMI/BM néocolonial.
A mort le panafricanisme attrape-nigaud de l’impérialisme que représentent la CEDEAO/UEMOA et qu’avaient représenté l’AOF et l’AEF.
20/12/25
Fodé Roland Diagne