CARNETS DE BERLIN : Sur les traces de Mamadou Ben Ndao, enfant de Dangalma

Lundi 13 Mai 2019

Nous devions le rencontrer à son bureau de Feurigstrasse, siège de la startup Blacklane dont il est l’une des figures en vue. Mais sur place, c’est un événement imprévu qui nous accueille. Notre hôte a été admis d’urgence dans un hôpital de la capitale allemande…Reportage


Mamadou Ben Ndao, ici en meeting avec des équipes de Blacklane à Berlin
 Dans le hall d’Intercity Hotel, non loin de la gare centrale de Hauptbanhof à Berlin, nous attendons de partir à la rencontre de Mamadou Ben Ndao, un des rares cadres africains d’une startup allemande en bonne expansion. Blacklane est spécialisée dans la mise à disposition d’un service de luxe appelé VTC (voiture de transport avec chauffeur) à travers le monde, ainsi que dans divers autres commodités liés aux voyages, à la sécurité, etc.
 
Soudain, l’écran allumé d’une tablette nous interpelle avec ce message écrit : « Stephanie Otto ». L’homme aux cheveux frisés qui tient l’appareil des deux mains est grand, bien habillé, tout en noir jusqu’aux lunettes. Il est Roumain. Stephanie est notre guide et interprète. Elle est aussi journaliste. Ndao l’avait appelée plus tôt pour lui dire qu’une voiture viendrait nous chercher et nous déposer à son bureau au siège de Blacklane.
 
A 8h40, nous quittons l’hôtel. Outre elle et le chauffeur, il y a aussi deux confrères de L’Observateur et du Soleil. La Mercedes noire, puissante et confortable, s’engouffre bientôt dans le tunnel de Tiergarten, un bijou d’infrastructure de 2,5 km de long qui traverse le centre de Berlin. Rien à voir avec le tunnel de Soumbédioune. A Blacklane depuis septembre 2017, Claudio Burlacescu ne se plaint pas. « Je veux rester dans l’entreprise car j’aime ce job », dit-il. Un salaire fixe et des avantages l’y incitent, même s’il travaille tout le temps, au gré du calendrier et des urgences.
 
Sur Modou Ndao que nous allons rencontrer dans quelques minutes, il se montre peu loquace. « Je l’ai transporté de l’aéroport au bureau par deux fois. Il voyage beaucoup on dirait. Très sympathique. » Après Postdamerstrasse puis Haupstrasse et quelques petites ruelles, nous sommes au 59, Feurigstrasse. L’antre de Blacklane à Berlin.
 
« Admis d’urgence à l’hôpital »
 
Sur le seuil de la porte, le téléphone de Stephanie sonne. « Ah bon ? Depuis quand ? », l’entend-on répondre à son interlocuteur. Son visage nous révèle qu’il se passe quelque chose. « En fait, Modou Ndao a été admis d’urgence à l’hôpital sur ordre de son médecin, nous informe-t-elle. Il semble souffrir de douleurs abdominales. » Notre reportage va-t-il foirer à cause de cet imprévu brutal ? Notre protagoniste va-t-il s’en sortir ?
 
Quelques instants de concertations plus tard, nous décidons de franchir le seuil de l’entreprise. Un immeuble géant à l’ancienne, une façade belle et propre, sobrement décorée en briquettes de couleur marron. Les employés de Blacklane n’y sont pas à l’étroit ! A l’étage où une assistante longiligne nous accueille, le sol est en plancher boisé. Le plafond est supporté par des piliers en fer et béton, le tout joliment harmonisé.
 
Après un bref entretien avec le chef marketing, c’est le directeur de la communication et des relations publiques, Adam Parken, qui nous reçoit dans une petite pièce contigüe au salon d’accueil. « Nous sommes présents dans 60 pays, 300 villes et 500 aéroports dans lesquels nous offrons des services de haute qualité à une clientèle haut de gamme », explique cet Américain arrivé il y a quatre ans et demi de Caroline du Nord. Blacklane dispose d’un système de réservation sur son site internet ou via une application.
 
« Le rôle de Mamadou est, en gros, de dénicher des chauffeurs à travers le monde et de les intégrer dans le réseau tout en les laissant travailler pour d’autres compagnies s’ils le souhaitent », explique Parken. Et apparemment, ça marche. « Nous avons à peu près 8 à 10 réservations par jour et par ville », rapporte Hakan, un Allemand d’origine turque responsable de l’équipe à laquelle appartient Ndao. A l’échelle du monde, ce n’est pas négligeable comme volume de transactions. « Mamadou est un excellent professionnel qui maîtrise ses dossiers, il connaît sur le bout des doigts les législations de tous les pays où nous sommes présents », confie le directeur de la communication de Blacklane.
 
Entreprise « en expansion », la startup berlinoise privilégie certes « le talent » mais elle attache une grande importance à deux autres critères : la «culture d’entreprise » et la « mentalité jeune ». Une dynamique dans laquelle s’est inscrit ce Sénégalais de 32 ans ressortissant de Dangalma (Bambey), passé par l’école Ahmadou Ndack Seck de Thiès, diplômé en droit des affaires de l’université Jean Monnet de Saint-Etienne (France) avant de parfaire son anglais au Central Bedfordshire College de Dunstable à Luton (Angleterre).
 
Depuis 2015, il est manager sénior à Blacklane et exerce un « vrai leadership » dans son domaine de compétence, selon ses collègues. Un cadre issu de l’immigration qui donne une image positive de son pays. Un coup de téléphone de Stéphanie le convainc de nous recevoir le lendemain. Quelle aubaine !
 
Rapatriements

A quelques encablures de là, Görlitzer Park offre une autre réalité. La détresse de jeunes africains qui ont abandonné études, familles et pays pour s’accommoder d’un statut de clandestin. Qu’ils s’appellent Issa, Adama ou Emmanuel, ils sont la face sombre de l’immigration africaine en Allemagne, espérant secrètement des autorités allemandes qu’elles approuvent leur volonté de rester dans ce pays. A ce sujet, une étude du Bundestag rendue publique en octobre 2018 estimait à près de 300 000 le nombre de procédures d’asile en cours d’étude.
 
Plus de 1,8 million d’étrangers ont introduit des demandes d’asile depuis 2013, indique la même source qui précise que les 2/3 d’entre eux l’ont fait entre 2015 et 2016, soit durant la période où l’Allemagne a sans doute été le plus grand réceptacle mondial de réfugiés. La Syrie, l’Afghanistan et l’Irak en sont les plus grands fournisseurs avec respectivement 1/3, 11% et 10% des flux de migrants, note le gouvernement fédéral.
 
En extrême minorité, les ressortissants d’Afrique passent presque inaperçus. Selon l’Office fédéral des migrations et des réfugiés (Bamf), par exemple 1313 Ivoiriens et 459 Sénégalais avaient introduit des dossiers de demande d’asile. Seuls 132 pour la Côte d’Ivoire et 11 pour le Sénégal ont été déclarés «positifs». Le quota lié au statut de protection est de 10,1 et 2,4 respectivement pour ces deux pays ouest-africains, ce qui semble normal car la Côte d’Ivoire est sortie d’une longue période de conflits internes alors que le Sénégal est considéré comme un pays stable et démocratique, d’après les standards définis par Berlin.
 
Pour les autorités allemandes, les migrants qui épuisent tous leurs recours devant les juridictions, sans succès, ont vocation à quitter le territoire allemand. Mais rares sont ceux qui partent d’eux-mêmes. « Sur leur demande, nous avons délivré aux autorités allemandes 15 sauf-conduits pour cause de rapatriement entre 2017 et 2018 », assure Cheikh Tidiane Sall, ambassadeur du Sénégal en Allemagne. « 95% des sauf-conduits que nous établissons sont des demandes faites par des compatriotes qui estiment ne plus pouvoir vivre ici ou qui veulent partir pour mieux revenir plus tard », ajoute-t-il.
 
En contact direct avec les migrants du fait de ses voyages professionnels, Erick Salemon Bassène, journaliste sénégalais travaillant pour l’organisme public Epiz Reutlingen, explique l’état d’esprit des demandeurs d’asile et autres réfugiés : « si je leur décrie la vie en Allemagne, ils pensent que je cherche à les décourager. Certains me comprennent, mais d’autres m’interpellent ainsi : toi, pourquoi tu es toujours en Allemagne ? Rentre au Sénégal alors ! »
 
« Un collègue modèle »
 
Hors du parc, les Berlinois vaquent à leurs occupations sous un froid solide mais tempéré par un soleil bienvenu. Les abords des cafés et boutiques gérés par des Turcs, Soudanais ou Allemands accueillent une clientèle clairsemée. Des policiers font le pied de grue aux abords de Kottbusser Tor où la circulation très dense est régulée par les feux de signalement. Pendant ce temps, à Feurigstrasse, siège de Blacklane, l’ambiance est studieuse, feutrée. A l’étage supérieur, des employés de nationalités différentes travaillent comme dans un call center : casques, micros, entourés par une nuée d’ordinateurs. Leurs mots sont inaudibles. La présence de drapelets sur les bureaux indique la zone géographique couverte.
 
Une banderole de l’Union européenne accrochée au mur surplombe le bureau de Mamadou Ben Ndao. Un message est visible  sur une feuille placée à côté du clavier de son ordinateur : « Happy birthday Dude ». Le 30 mars, c’était son anniversaire. «C’est ici sa place. Il voyage beaucoup en France car Paris est une plaque très importante pour Blacklane. Et il nous apporte beaucoup sur ce plan », indique Hakan, le chef d’équipe. « En plus, il forme les nouveaux, s’investit dans les projets internes et participe à la croissance de l’entreprise. » Pietro, un Turinois arrivé il y a 15 mois, est tout aussi enchanté par la sociabilité de son collègue. « On est tous des amis ici, on se retrouve souvent ailleurs pour passer du bon temps, échanger sur la politique, l’intégration… On bosse relaxe. »
 
En quittant les locaux de Blacklane, on se projetait déjà sur notre rendez-vous du lendemain avec un protagoniste déjà si mystérieux. En cours de route, on dévalise une petite quantité de bananes et de raisins dans un magasin turc en guise de cadeau à notre compatriote. On le retrouve au 6e étage de l’hôpital Franziskus-Krankenhaus sur Budapester Strasse. Assis le long de son lit, des bandages aux bras, les cheveux en petites boucles. Mamadou Ben Ndao est là, l’air bien, avec deux amis étudiants qui lui tiennent compagnie : Momo, un bonnet vert-jaune-rouge sur la tête, et Lika, qui assure à l’occasion des missions d’interprétariat-traduction pour des organismes locaux ou étrangers. L’accueil est chaleureux.
 
Mbour, la naissance d’une idée
 
 « Je voulais franchement vous rencontrer hier matin au bureau, c’est mon médecin a insisté pour que j’aille d’abord à l’hôpital. Après, on m’a retenu mais c’est sans gravité. Je me porte très bien. » Ouf ! Un ordinateur et 2 téléphones portables l’ont accompagné dans cet établissement où les bonnes sœurs sont visibles à tous les coins. « J’étais à Londres pour Amazon (ndlr : numéro un mondial du commerce en ligne), mais le coût de la vie y est très élevé. Je voulais donc changer d’air. J’ai eu des offres plus intéressantes mais j’avais des exigences pour moi-même : une entreprise jeune, innovatrice, environ 30 ans de moyenne d’âge chez le personnel, vivante, relax… C’est Blacklane qui m’a offert ce cadre là », confesse Modou Ndao.
 
Son leadership, il l’assume auprès des différentes équipes qui font les activités de Blacklane. A ce titre, il veille scrupuleusement sur le respect de trois normes essentielles : sécurité, qualité, productivité. Elles sont indispensables à l’expansion continue de l’entreprise, en parallèle avec d’autres objectifs. Comme le retour au pays natal.
 
« J’y pense pour deux raisons au moins : certains de mes promotionnaires sont revenus au Sénégal et ont obtenu de bons postes dans des entreprises comme Orange. Ensuite, j’ai vu devant un hôtel à Mbour (station balnéaire à 70 km de Dakar, ndlr) un joli spectacle de véhicules Mercedes haut de gamme, en file indienne, avec des chauffeurs comme les nôtres, bien sapés, corrects…Cette scène a fait tilt dans ma tête ! » Son ami Momo, lui, n’agrée pas l’idée. « Qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? Tu es bien ici, tu es bien intégré, tu es un toubab (européen, ndlr) maintenant ! ». Mamadou Ben Ndao en sourit, pesant peut-être le pour et le contre en son for intérieur.
 
En attendant, son défi est de d’installer Blacklane en Afrique : Kenya, Nigeria, Afrique du Sud, Ghana. Et au Sénégal peut-être un jour ? Une infirmière surgie dans la salle en poussant un chariot nous suggéra l’idée de dire au revoir…
 
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